Les nombreuses transformations de Thom Yorke

Sur le site de McSweeney’s, une délicieuse satire des fans de Radiohead – j’en suis un – m’a rappelé à quel point Thom Yorke continuait de bien vieillir. Avec ses compères Ed O’Brien, Phil Selway et les frères Greenwood, cela fait plus de 30 ans qu’il se réinvente de projet en projet à la manière du protagoniste de La Foire aux atrocités de J. G. Ballard, qui change d’identité comme de chapitre, sans que l’on sache pourquoi. Cela ne nous regarde pas, ce sont les pas de côté par lesquels l’artiste œuvre à sa longévité. L’important est de continuer. Qu’il se réinvente si ça lui chante, tant qu’il persévère dans son être.

Ainsi, quelle différence entre A Moon Shaped Pool (2016), dernier album en date de Radiohead, et A Light for Attracting Attention (2022), le premier du énième groupe de Thom Yorke, The Smile ? Presque aucune. La présence de collaborateurs récurrents (l’homme-orchestre Jonny Greenwood, le producteur Nigel Godrich) fait que ça sonne comme du Radiohead, sans être tout à fait du Radiohead, grâce notamment au jeu de Tom Skinner, batteur des excellents Sons of Kemet. Et c’est ce pas tout à fait qui permet à Thom Yorke d’avancer sous d’autres noms de nouvelles variations de son talent.

De Thom Yorke seul, écoutez en boucle cette merveille de single, 5.17 / That’s How Horses Are, en tout pas plus de 6 minutes et 24 secondes, mais quel bonheur de fin d’après-midi pluvieuse. Alternez avec « Dawn Chorus » de son album Anima ; et comme l’ouïe est après l’odorat le sens le plus mnésique des cinq, on se rappelle en même temps toutes les écoutes précédentes. 5.17, en particulier, est pour moi devenu indissociable de Gatsby le magnifique, que je relisais alors pour écrire mon essai le concernant.


Cette hétéronomie pointilleuse, doublée d’un goût prononcé pour l’expérimentation, recèle sans doute une peur de se répéter, surtout depuis OK Computer, mais aussi le besoin d’échapper au succès et à ses propres fans, ces vampires. À les entendre, ils ne demanderaient pas mieux de Radiohead qu’un perpétuel auto-plagiat de « Creep » (que les membres du groupe détestent). La peur d’être réduit à un cliché, à un geste machinal, engendre bien des zigzags et des contorsions pour fuir l’image que d’autres se font de vous.

Ne sous-estimez pas non plus l’irrésistible pouvoir d’attraction d’une page blanche. Elle vous délivre du passé, des échecs comme des réussites, de toute dette envers le travail déjà accompli, celle-là même qui vous retient de supprimer, alors que c’est la manière la plus sûre d’avancer. Vous êtes libre.


Je lisais récemment l’épigraphe d’un livre recommandé par un membre du club :

Nous sommes tous de lopins et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous mesmes, que de nous à autruy.

Cette citation de Montaigne (Essais, livre II, chapitre premier) était suivie d’une seconde dans le même genre, sur la multitude d’êtres que nous renfermons, d’un autre sceptique de la constance, j’ai nommé Pessoa, déjà cité abondamment ici ou . Je vous laisserai donc y retourner ou vous procurer, par tous les moyens légaux et illégaux à votre disposition, un exemplaire de ce Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier, qui cite donc et Montaigne et Pessoa, et que je lirai après avoir fini Le Feu follet de Drieu la Rochelle, entamé suite au visionnage du film de Louis Malle, vu bien après Oslo, 31 août de Joachim Trier, autre adaptation découverte par… Mais quand relirai-je Lovecraft ? Les fictions sont mon alcool.

« Je n’ai pas très envie de rentrer dans la vie », dit Maurice Ronet dans le film de Louis Malle. Dans la maison de santé où on le sèvre de tous les poisons sauf d’un seul, irrémédiable, le lâche dégoût de vivre, il a rassemblé autour de lui, comme pour mieux calfeutrer son existence (je ne le blâme pas, je fais pareil avec les livres), une atroce petite collection de bibelots et de coupures de presse – le film, d’une texture incroyable, le montre très bien. Ce monde miniature, dirait Susan Sontag, est une passion d’enfant stérile. Et en effet, la triple servitude à laquelle le réduisent les ordres de son médecin, l’argent des femmes qu’il courtise et enfin la drogue qui le tue, la drogue qui est la mort même, fait de lui un enfant soumis aux règles arbitraires des adultes, auxquelles il ne peut se soustraire que par d’impuissantes rêveries. Et encore, c’est à peine s’il en a la force. L’impuissance est un thème central du roman, dont le protagoniste raté avance les mains vers un monde qui se dérobe devant lui. Son « absence de prise », notamment sur les femmes, ne me semble pas d’ordre seulement sexuel, ou alors très secondairement, du fait de la drogue. Il y a un vide en lui qui précède l’alcool, la cocaïne et l’héroïne, un manque de sensibilité (je ne crois pas au défaut de volonté) qui lui voile l’existence. Au moins a-t-il quelque prise sur ses bibelots, peut-il les caresser, etc. Les fétiches sont les seules possessions des impuissants.

Miniaturiser signifie rendre inutile. Car ce qui est si absurdement réduit est, en un sens, libéré de toute signification – la petitesse devient son trait saillant. C’est à la fois un ensemble (complet) et un fragment (aux proportions inexactes, trop petit). Cela devient un objet de contemplation désintéressée ou de rêverie. L’amour du petit est une émotion d’enfant, que le surréalisme a colonisé. — Susan Sontag, « Sous le signe de Saturne ».

Dans « De l’inconstance de nos actions » déjà cité, Montaigne nous met en garde contre une cohérence forcée de la personnalité. « Ceux qui s’exercent à contrôler les actions humaines ne se trouvent en aucune partie si empêchés qu’à les rapiécer et mettre à même lustre [sous le même jour] ; car elles se contredisent communément de si étrange façon qu’il semble impossible qu’elles soient parties de même boutique. » De là qu’il « trouve étrange de voir quelquefois des gens d’entendement se mettre en peine d’assortir ces pièces ». La seule constance est celle de l’inconstance, la seule cohérence celle de l’incohérence, la seule intégrité celle du vide. Autant embrasser sa multitude intérieure et changer de nom aussi souvent qu’il le faut.

En plus de son œuvre, on ne devrait connaître d’un écrivain que son nom, et c’est déjà peut-être trop.

Transformations - Contreforme
Grand cycle d’écriture célébrant toutes les transformations, leurs beautés comme leurs complications.

Cette lettre appartient à un grand cycle d’écriture consacré aux transformations.