Vos règles du jeu
L’important est de comprendre à quel jeu vous voulez jouer, puis d’en inventer les règles.
Le dilemme, en littérature comme ailleurs, n’est pas de savoir s’il faut suivre les règles ou les subvertir, mais de comprendre lesquelles suivre et lesquelles ignorer. Le pire est de jouer selon des règles que l’on ne comprend pas ou qui ne sont pas faites pour soi, ou de croire à une quelconque orthodoxie en la matière. Les règles émanent de la sensibilité qu’elles codifient très souplement. Une bonne règle (c’est-à-dire bonne pour vous) devrait être aussi facile à suivre qu’une inclination personnelle. Elle n’en diffère d’ailleurs que par un degré de conscience supplémentaire, qu’elle perdra peut-être à l’usage, devenant alors un instinct acquis, le comble de l’aisance.
Je n’écrirais pas cet essai (n’y penserais même pas) si par moments je ne jouais pas contre moi. Cela m’arrive quand je ne parviens pas à relancer l’une ou l’autre des conversations que je tiens avec moi-même pour me divertir (l’écriture tient parfois d’une bien étrange ventriloquie de soi). L’impression alors, quand tout paraît mort, d’insister dans la mauvaise direction, d’écrire à contre-sens de ce que l’on est : si vous doutez de vos règles, lisez ce qui suit et découvrez 3 critères pour déterminer le jeu auquel vous souhaitez jouer. Le sujet est assez important pour que je lui consacre cette cinquantième lettre.
Il m’arrive de faire certaines choses dans le seul but de m’amuser. J’ai joué des scènes en me prenant pour Elvis, Bugs Bunny ou un commandant de sous-marin. Mais je ne le dis à personne. — Christopher Walken
Toute règle est provisoire. « Exister, c’est se renier », me disait encore l’autre soir, et à peu près en ces termes, Fernando Pessoa, qui ne voulait pas aller se coucher. J’ai trop peur des insomnies, ajouta-t-il en se resservant du madère sans m’en proposer ; sa conversation a l’air de confessions que l’on surprend malgré soi (il a oublié qu’il n’était pas seul). L’important, disais-je en pensant aussi à Laurence Sterne, n’est pas de servir les règles, mais que les règlent vous servent, pour l’écriture d’un seul livre ou de plusieurs. Changez de règles si vous changez.
Exister, c’est nier. Que suis-je aujourd’hui, moi qui vis aujourd’hui, sinon le reniement de ce que j’étais hier, de celui que j’étais hier ? Exister, c’est se démentir. Rien n’est plus symbolique de la vie que ces articles de journaux venant démentir ce que ces mêmes journaux ont dit la veille. — Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité.
Toute règle est réversible. Julien Gracq estimait que « dans la fiction, tout doit être fictif », jusqu’aux noms des villes et des rois. J’ai au contraire tendance à penser qu’il faut aussi peu de fiction que possible dans une fiction (ça peut en faire beaucoup). Exclure le non-fictif de la fiction ou le fictif de la non-fiction, c’est croire que les deux s’opposent ou se nuisent, alors que j’estime qu’ils se complètent comme les parties réelle et imaginaire du nombre complexe qu’est l’existence. Et j’aime assez l’idée d’inventer juste ce qu’il me faut pour exprimer ce que je souhaite transmettre, et pour le reste de me fournir dans la réalité en pièces détachées bon marché. Ma conception de la fiction est pour l’instant plus proche d’une affabulation de ChatGPT que d’une pure création. C’est sans doute ce qui m’attire dans les documentaires très fabriqués de Werner Herzog, qui s’apparentent par bien des aspects à des fictions (inversement, il filme ses fictions comme des documentaires ; lire à ce sujet le chapitre 9 de l’excellent Werner Herzog, A guide for the perplexed). De même, je ne crois pas qu’une fiction se doive d’être crédible (croire à une fiction, c’est la nier, par opposition à « la suspension d’incrédulité » chère à Coleridge et qui, à force d’être répétée, a presque cessé d’être une règle pour devenir une paresse de la pensée). Personne n’a tort, tout le monde a raison. De là qu’on peut aimer deux artistes aux règles opposées, mettons un John Carpenter qui exhibe ses monstres et un Jacques Tourneur qui les suggère.
En revanche, la non-réversibilité d’une proposition est à mon sens un critère de disqualification. La recherche de l’excellence ou de l’originalité ne saurait ainsi constituer une règle, à peine une ligne de conduite, car malgré tous les médiocres et les barbants de la création, qui tente sciemment la médiocrité ou la banalité ?
… la littérature, comme la démocratie, ne respire que par la non-unanimité dans le suffrage. — Julien Gracq, En lisant, écrivant.
Toute règle est intrinsèque. L’ablation d’une voyelle de l’alphabet n’est pas une règle nécessaire (en cela qu’elle exprimerait la logique interne d’un livre) mais un handicap arbitraire (extrinsèque) que se choisit un écrivain talentueux. Plus que subjective, une règle exprime une conviction inaliénable de ce qu’est la vie, aussi spontanée et impérieuse qu’une envie de sourire.
Une bonne règle rend la vie plus intéressante.