Le rêve de Gatsby

La tragédie de Gatsby, c’est qu’il finit par croire à sa propre invention.

Le rêve de Gatsby
Neil Hamilton interprète Nick Carraway dans le film perdu de Herbert Brenon sorti en 1926.

Je suis ressorti de ma relecture de Gatsby le magnifique aussi sidéré que la première fois, même plus peut-être, comme si le plaisir grandissait avec le temps et la maturité du sens esthétique du lecteur. J’ai décidé d’en faire le sujet d’une conférence en ligne que je donnerai jeudi soir prochain, pour essayer de comprendre comment Fitzgerald a écrit son chef-d’œuvre. Considérez-la comme un super-salon du club. L’inscription est gratuite pour les membres, payante pour les autres.

Le Secret de Gatsby stream with Thibault Malfoy
Comment Fitzgerald a-t-il écrit Gatsby le magnifique ? C’est à cette question que j’essayerai de répondre dans cette conférence destinée aussi bien aux amoureux du chef-d’œuvre de Fitzgerald qu’aux apprentis écrivains cherchant à travailler leur talent au contact des plus grands classiques.

Conférence « Le Secret de Gatsby ». Entrée libre pour les membres du club.

Comme d’autres personnages de Fitzgerald, Jay Gatsby « naquit de la conception platonicienne qu’il avait de lui-même ». Comme d’autres encore (par exemple, le jeune Rudolph Miller de la nouvelle « Absolution » dans Tous les jeunes gens tristes), il rejeta sa famille et son milieu : « Ses parents étaient des fermiers indolents qui menaient une existence médiocre ; son imagination n’avait jamais accepté qu’ils pussent être ses géniteurs. » Son imagination n’avait jamais accepté, là réside l’origine de la tragédie de Gatsby, une certaine immaturité affective qui n’est pas sans charme (elle lui fait donner des fêtes blanc électrique comme la lune dans le ciel fuligineux du regard des garçonnes), mais cette immaturité le projette dans une fugue éperdue qui le fait culbuter hors du réel. Peut-être James Gatz, en devenant Jay Gatsby, anticipait sans le savoir le vœu que Daisy formule à la fin du chapitre V : « J’aimerais tant attraper un de ces nuages roses et vous mettre dedans, puis vous pousser au loin. »

Très Fitzgerald, cette candide illusion de grandeur, qui n’est pas inutile à un écrivain s’il veut surmonter les difficultés de la création, mais qui, avec son rapport compliqué à l’argent et à ceux qui l’ont, a sans doute participé à lui créer quelques détracteurs, pour certains bien ingrats (n’est-ce pas, Hemingway ?). Dans « La Maison de l’écrivain » que Fitzgerald nous fait visiter, il écrit, à propos d’un monticule de terre dans la cave :

C’est là que j’ai enterré ce premier amour puéril que j’éprouvais envers moi-même, ma conviction que jamais je ne mourrais comme tout le monde, que je n’étais pas le fils de mes parents mais le fils d’un roi, d’un roi qui régnait sur le monde entier. — F. Scott Fitzgerald, « La Maison de l’écrivain », Récits (1924-1939), trad. par Marc Chénetier, Bibliothèque de la Pléiade, t. II.

Dans « Absolution », Rudolph Miller répète comme « une formule incantatoire » le nom imaginaire d’un alter ego héroïque et triomphant : « Blatchford Sarnemington, Blatchford Sarnemington ! » On dirait un personnage de sorcier dans Harry Potter. Ce qu’on ne ferait pas, enfant, pour se donner du courage.

Mais c’est dans une autre nouvelle de Tous les jeunes gens tristes qu’il faut chercher pour Gatsby un frère d’illusion capable de nous l’expliquer : voici Dexter Green dans « Rêves d’hiver ».

Dexter savait que ce printemps du Nord avait quelque chose de sinistre, tout comme il savait que l’automne avait quelque chose de somptueux. L’automne lui faisait serrer les poings, il tremblait, se répétait des phrases absurdes, adressait des gestes brusques et vifs à des auditoires et à des armées imaginaires. Octobre l’emplissait d’un espoir que novembre portait à une sorte d’extase triomphante et, avec pareille sensibilité, les éclatantes et éphémères sensations de l’été à Sherry Island ne pouvaient que nourrir sa capacité d’invention. Il devenait un champion de golf et battait Mr. T. A. Hedrick lors d’un match extraordinaire joué cent fois sur le terrain de son imagination, match dont il modifiait inlassablement chaque détail, qu’il remportait parfois avec une aisance ridicule, parfois avec maestria, après avoir comblé son retard. — F. Scott Fitzgerald, « Rêves d’hiver », Tous les jeunes gens tristes, trad. par Philippe Jaworski, Bibliothèque de la Pléiade, t. II.

Sa capacité d’invention… sur le terrain de son imagination… Le rêveur infantile préfère livrer bataille sur ses terres, où il contrôle tous les paramètres de l’illusion, plutôt que sur les sables mouvants de la réalité, où il pourrait se confronter au terrible désenchantement du regard d’autrui, souvent chez Fitzgerald celui d’une femme riche et égoïste. Mais c’est précisément en se retranchant dans la féérie de son imagination qu’il perd pied dans la réalité et ne développe pas le minimum de bon sens pour échapper au pire. Gatsby paiera « le prix fort pour avoir vécu trop longtemps avec un rêve unique », ce « rêve incorruptible » qui le distinguait dans un monde moralement ruiné par l’argent et qui précipitera sa chute.

Toujours dans « Rêves d’hiver », Fitzgerald écrit à propos d’un air de piano que reconnaît Dexter Green :

On l’avait exécuté à un bal de l’université, à une époque où il n’avait pas les moyens de s’offrir une entrée à ces soirées, et il était resté à l’extérieur de la salle, debout, à écouter.

Tout le drame de Fitzgerald, de Gatsby et de tant d’autres personnages de son invention, réside dans l’image de ce jeune homme pauvre, condamné à écouter dehors un air de piano joué dans une salle de bal où dansent les belles endiamantées. De là l’importance de l’argent, et la naïveté de croire que ça peut tout arranger, y compris, dans le cas de Gatsby, les cinq années passées loin de Daisy. Il veut « revivre le passé » – nous avons déjà vu à quel point c’était dangereux – et « retrouver quelque chose, une certaine idée de lui-même peut-être, qui s’était mêlée à son amour pour Daisy ». Dexter Green aussi, et dans des termes presque identiques, aura l’impression d’avoir perdu quelque chose en donnant son amour à une égoïste, qui perce la bulle de son rêve en l’abandonnant derrière elle emmêlé dans sa traîne d’idéaux brisés.

Ce qu’il voulait de Daisy – rien d’autre ne l’eût satisfait –, c’était qu’elle aille trouver Tom et lui dise : « Je ne t’ai jamais aimé. »

C’est la seule erreur de Gatsby. Car « il devait y avoir dans l’idée qu’il se faisait de son idylle une intensité qui passait toute mesure », il demande l’impossible à une Daisy engloutie par « la colossale vitalité de son illusion à lui, qui l’avait dépassée, avait tout dépassé ». Fitzgerald ajoute qu’il « s’y était abandonné avec la passion d’un créateur ». Gatsby le magnifique est pour ainsi dire une mise en abyme de la création romanesque. Gatz devient Gatsby, la personne un personnage, mais la fiction tourne mal quand le rêveur la confond avec la réalité. La tragédie de Gatsby, c’est qu’il finit par croire à sa propre invention.

Les visions les plus bizarres, les plus extravagantes le hantaient la nuit dans son lit. Tout un univers de fastes indicibles se dévidait dans son cerveau […]. Chaque nuit il ajoutait au tableau de ses chimères, jusqu’au moment où le sommeil refermait son étreinte oublieuse sur une scène aux couleurs éclatantes. Ces rêveries servirent un temps d’exutoire à son imagination ; elles constituaient une preuve satisfaisante de l’irréalité du réel, et l’assuraient que le monde était un rocher solidement posé sur une aile de fée.