L’espace vacant
Il manque entre nous un espace vacant qui permet la co-existence d’êtres ou de choses inconciliables.
J’écrivais la semaine dernière que la transparence du monde « tente de réconcilier deux notions inconciliables, que je se confonde avec l’autre sans l’annuler, être un et deux à la fois ». Et ce n’est pas impossible, de vivre en paix avec ses contradictions tout en les faisant jouer à plein. Il faut sans doute être mi-taoïste mi-héraclitéen, si cela existe, pour apprécier toutes les nuances de profondeur que recèle la transparence du monde : les contraires ne s’annulent pas, l’unité se fait dans la diversité, l’harmonie embrasse la discorde. L’équilibre de tout système repose sur un combat permanent, un état de tension entre ses éléments constituants.
[Ce combat] est l’unité des contraires maintenus en sens inverse l’un de l’autre au plus extrême de leur tension antagoniste. Une telle unité qui ne cesse d’écarter de son essence l’apaisement de la discorde dans la fadeur du compromis, Héraclite la voit à l’œuvre dans l’ajointement contrasté par lequel l’arc projette la flèche et la lyre devient chant : palintonos harmoniè [harmonie alternée]. — Jean Beaufret, « Héraclite », dans Les Philosophes : De l’Antiquité au XXe siècle, Histoire et portraits, sous la direction de Maurice Merleau-Ponty.
Atteindre l’harmonie ne consiste donc pas à dépasser ses contradictions, mais à aboucher les contraires. Et quel plus bel abouchement que celui de deux amants ?
Je ne trouve pas tout à fait inintéressant, dans un monde de plus en plus polarisé et radicalisé, où chaque clan impose la soumission au dogme ou la répudiation et l’exil, d’apprendre à vivre avec les différences de l’autre. Le monde n’a pas à se conformer à mes injonctions, je n’ai pas à me conformer aux vôtres. Que l’humanité serait libre sans ses emmerdeurs.
La faute sans doute à un excès de tissu conjonctif entre les individus. Nous ne sommes peut-être pas faits pour vivre constamment connectés les uns aux autres, à nous renifler les aisselles, à épier nos moindres fautes, à nous faire des procès d’intention. Il manque entre nous un espace vacant qui ménage les susceptibilités et autorise les différences, l’absence qui permet la co-existence d’êtres ou de choses inconciliables, ce que les Japonais appellent le ma. — Ah, que ne suis-je né Japonais ! Nous avons besoin de plus de ma, au sein de la société comme de nos amours, comme de nous-mêmes. Sans ce supplément de respiration, nous finirons par nous entredévorer. Le bord intérieur que j’espérais trouver cette année pour me rassembler n’est peut-être que ça, un espace vacant, la « scène vide » dont parlait Pessoa.
Il est temps, avant de nous cloîtrer tout l’été dans des lectures d’évasion ou de méditation, de boucler cette première année et ce dernier cycle d’écriture par une question existentielle : comment ménager en soi l’espace suffisant pour cultiver ses contradictions ?