Lettres d’amour

En quête d’un contour.

Lettres d’amour
Jean-Honoré Fragonard, La Lettre d’amour (détail), 1775. Source : Metropolitan Museum of Art.
Nature has no outline, but Imagination has. — William Blake

La porte dérobée que je trouve à coup sûr est cette lettre même que viennent encore doubler les salons du club, ceux-ci pour attraper, préparer et répéter les pensées que j’écrirai dans celles-là. Cette habitude délimite une forme régulière qui appelle à être remplie, un contour fixe qui isole des choses et par ce contexte commun leur donne un sens, rassemble ce qui sinon resterait disparate ou épars. Et Dieu sait si j’ai tendance à m’éparpiller quand j’ai du mal à me concentrer comme aujourd’hui… Bords, bords, bords, j’exige des bords contre lesquels m’appuyer, sinon je m’égare et avance dans l’indéterminé, qui a ceci de commun avec l’infini que vous ne savez jamais quand vous êtes arrivé. Je ne saurais trop vous encourager à dessiner votre contour.


J’ai pris l’habitude de lire la correspondance des écrivains qui m’attirent (mais rarement leur journal*, dont le « j’ai vu un tel, fait ci et ça » ne m’intéresse que très peu ; il manque l’écart oblitérant que vient intercaler la mémoire pour rendre les choses intéressantes, par éliminations et déformations successives – bref, il manque un contour ; cela dit, je lis sans doute ce que j’écris moi-même : notes, lettres, etc.). À part les soucis d’argent que de tout temps nous avons, ces écrivains partagent leurs espoirs et déceptions, et ce sentiment de solitude qui vous rappelle qu’une voix amicale suffit bien souvent à y échapper. Voilà, ce que j’aime dans leurs lettres, c’est partout et toujours la présence débraillée du destinateur, qui se débarrasse de son moi lettre après lettre comme autant de pelures de gomme, moins tendu et volontairement génial que dans le reste de son œuvre ; le négligé est tout le charme d’une correspondance. Et j’éprouve quelques regrets à savoir qu’on n’en écrit plus†.

Dans la centième et avant-dernière Lettre circulaire (dont je viens de verser au blog, cet autre de mes contours, les numéros de septembre 2017‡), je notais en date du 1er octobre 2019 :

« … je me sens tellement chez moi dans tes lettres », écrivait Rilke à Lou Andreas-Salomé le 24 janvier 1912. Un mois plus tôt, le 28 décembre 1911, il lui avait écrit cette phrase tout aussi émouvante : « Laisse-moi m’imaginer que tu attends presque une lettre, sinon je n’oserai pas affronter cette grande feuille, et je ne puis vraiment pas en choisir une plus petite. » Il y a de l’humour dans cet apitoiement. La solitude n’empêche pas la communion.

Idem pour Burroughs, qui écrivait à Ginsberg de larges portions de ce bric-à-brac qui deviendra Le Festin nu dans le seul but de le séduire. Il y est question, entre autres, d’amours anthropophages, de pendaison et du supplice des corps exquis de jeunes hommes empalés (les écrivains ne sont pas les premiers stratèges quant ils en viennent à séduire).

Stendhal non plus ne pouvait trouver le courage d’écrire sans imaginer quelque « âme sensible » le lisant de l’autre côté du siècle. Dans Souvenirs d’égotisme,

J’avoue que le courage d’écrire me manquerait si je n’avais pas l’idée qu’un jour ces feuilles paraîtront imprimées et seront lues par quelque âme que j’aime […].

Il demandait tant à sa sœur de lui écrire des lettres et en recevait si peu que j’ai fini par croire qu’elle n’a jamais existé que dans ses rêves. Le seul contour dont a besoin l’imagination est peut-être celui d’un visage aimé.


* Comme Didion, je prends des notes, mais ne tiens pas de journal. Cela nécessiterait « un instinct pour la réalité que j’envie parfois mais ne possède pas » (Joan Didion, « On keeping a notebook », in Slouching Towards Bethlehem) ; le quotidien est assez navrant pour ne pas avoir à le répéter sur la page.

† Notre rapport à l’email est différent, et il est devenu trop facile de se parler pour que nous ayons encore quelque chose à nous dire.

‡ Je suis en train d’étiqueter chacune de mes lettres et notes pour faciliter votre circulation et la découverte fortuite de mes écrits. Je me contente pour l’instant de marquer les personnes que j’y cite, écrivains, réalisateurs, etc. Je compte ainsi ajouter chaque semaine au blog un bon mois de Lettre circulaire, ainsi que les essais que je faisais paraître en parallèle, eux aussi dûment étiquetés.


Dernièrement sur le blog : RIP David Lynch, Reconnaissance & Des enfants jouant dans un bac à sable.


De mes archives · sept. 2017

4 lettres : Roman sur talons aiguilles, Le minéral et l’organique, Éloge de la pénombre & Refuser la facilité.

1 essai : Guérir du verbe, ce virus.


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