Vous n’êtes plus un lecteur, bon sang !

Vous êtes un écrivain.

Vous n’êtes plus un lecteur, bon sang !
Ishikawa Toyonobu, Beauté lisant une lettre (détail), v. 1758.

Je ne retrancherais qu’une phrase de La Vraie Vie de Sebastian Knight, une muflerie du narrateur (de Nabokov ?) au sujet de l’ex-fiancée de son frère, la seule indélicatesse dans ce livre pourtant si délicat et comme dentelé de tact sur l’impénétrable solitude d’un être, de tout être. De Gatsby le magnifique, dont je parlais la semaine dernière, je n’ôterais, mais avec quelle impudence, qu’un seul bout de phrase – enfin, deux, mais ce sont quasiment les mêmes. Vous les trouverez au chapitre IV, ce faux plat en forme de corniche duquel on peut admirer la lente montée des trois premiers chapitres, avant d’attaquer dans le cinquième le sommet du « rêve incorruptible » de Gatsby, où l’on s’attarde malgré soi pour retarder l’inévitable descente vers la fin et la mort. Les voici, chacun tiré d’une réplique du héros :

… essayant d’oublier une chose très triste qui m’était arrivée bien des années plus tôt.
… afin d’oublier cette chose triste qui m’est arrivée.

Il y a peut-être une forme de beauté stoïque à feindre par un sourire que tout va bien dans sa vie, en laissant le lecteur perspicace découvrir par lui-même ce qu’il cache (si jamais il cache quoi que ce soit). Il y en a moins dès lors qu’on montre, par deux fois, ce qu’on essaye de cacher. Je n’aime pas qu’un personnage tente de s’expliquer[1] tout en faisant semblant de faire l’inverse. Gatsby révèle trop et pas assez à la fois, et la chose triste doublement mentionnée a une forme de clin d’œil, de pudeur ostensible, que je trouve fruste. Mais après tout, ça irait bien avec le personnage, dont l’aisance (de mouvement, je ne parle pas de ses finances) ne saurait tout à fait occulter les maladresses dues en partie à son manque d’éducation, en partie à son rêve qui l’obnubile et le fait trébucher dans la vie.

Si, du Nabokov comme du Fitzgerald, je n’ai qu’une phrase à retrancher pour les rendre parfaits, c’est que ces chefs-d’œuvre le sont déjà, parfaits. Parfaits parfaits parfaits ! Ne soyons pas plus pédants que nos critiques, et admettons l’existence des chefs-d’œuvre sans pour autant les révérer. C’est très simple, un chef-d’œuvre[2]. Pour tout autre livre, l’inverse prime, on compte les phrases à conserver. De certains, on n’en garderait qu’une, et encore, par souci d’optimisme. « Réserver son jugement, dirait Nick Carraway, c’est entretenir un espoir infini. »

Tant qu’une certaine quantité de qualités est atteinte, le nombre de défauts m’importe peu. Qui sait d’ailleurs si ce sont réellement des défauts ? Tarkovski, dans Le Temps scellé :

La recherche passionnée pour la vérité, qui veut comprendre l’homme et le monde, peut aussi conférer à ces passages dits « ratés » une certaine importance par rapport à l’ensemble de l’œuvre. J’irai même plus loin. Je ne connais pas un seul chef-d’œuvre qui n’ait pas de faiblesses, qui soit totalement libre de quelque imperfection. C’est que la même passion, celle qui forme l’artiste et qui le rend comme possédé par son idée, est autant la source de sa grandeur que de ses « ratés ». Mais peut-on encore qualifier de « ratés » ce qui entre cependant dans la constitution organique d’une œuvre d’art ? Thomas Mann disait : « Il n’y a que l’indifférence qui soit libre. Tout ce qui a du caractère n’est pas libre, mais est marqué de son propre sceau, conditionné, figé… »

Souvent, je ne lis pas ce que je lis, et c’est peut-être ce que j’ai le plus de mal à transmettre aux membres du club. Je lis ce qui n’est pas écrit (tout ce qu’il a fallu taire pour montrer ce qui ne peut être nommé, car il n’y a même pas de mot pour l’appréhender), et aussi ce qui aurait pu l’être mais ne l’a pas été, par paresse ou manque de clairvoyance ou de courage. Je reste réceptif aux possibilités latentes du livre et encore plus à celles d’un manuscrit. Je lis sa version future, idéale, et tente de la rétrocéder au présent. Cette disposition d’esprit réussit aux livres écrits n’importe comment (mettons Le Festin nu) ou aux livres cultes qui n’arrivent jamais tout à fait à devenir des classiques. Le lecteur ne crée pas moins que l’auteur.

La seule chose que je ne lis vraiment pas, ce sont les noms propres, dont j’ai tendance à vaguement et très rapidement reconnaître la forme extérieure, et cela suffit à m’orienter. De là que je n’ai jamais appris à prononcer le nom de mes personnages préférés (quant aux autres, je les ai déjà oubliés). Imaginez mon embarras si je devais lire en public une scène de bal de La Recherche.

Quelque part dans Wish I Was Here, cet avertissement de M. John Harrison : « Vous n’êtes plus un lecteur », c’est-à-dire (rassurez-vous) que vous êtes plus qu’un lecteur. Désormais, vous écrivez, et en lisant, vous écrivez aussi, mais vous ne lisez plus pour voir vos attentes de lecteur récompensées. Vos préférences personnelles en font partie. Un livre n’existe pas pour vous plaire (même s’il arrive qu’il vous plaise), tout comme il n’existe pas pour plaire à son auteur (même si, etc.). Tel un enfant, il existe malgré et grâce aux principaux intéressés, il existe parce que. Dans un entretien accordé à Granta, Lynne Tillman l’explique peut-être mieux que moi :

Mes attentes, mes espoirs, lorsque je lis, sont de trouver ce à quoi je ne m’attends pas. Être dans un monde que je ne comprends pas forcément ou que je ne saisis pas, ne pas me voir dans un miroir.

Voilà, vous lisez pour avoir une chance de vous transformer, de découvrir l’altérité universelle, cette chose qui n’est pas vous mais que chacun porte en soi et révèle au contact des autres. Vous lisez non pas pour prendre congé du monde (il n’y a pas d’échappatoire, seulement des fugues ou des répits), mais pour congédier le moi et dilater le je, tirer dessus encore et encore jusqu’à en recouvrir l’humanité. Vos multiples je n’attendent que vous pour être découverts. Lisez, écrivez.


  1. C’est déjà bien assez difficile de se comprendre, alors tenter de l’expliquer à quelqu’un d’autre ! Oui, je suis très Sebastian Knight en ce moment. ↩︎

  2. Certains en parlent comme un puceau parlerait de sexe. Celui-ci, dégustant du porno depuis la fin de l’école primaire (oui, une telle phrase est désormais possible), se trouve tout déçu, le moment venu, de ne pas avoir droit au forfait complet fellation–sodomie–éjaculation faciale (l’ordre peut varier, plus ou moins), et retourne à son casque de réalité virtuelle ou devient critique littéraire. L’amour est ailleurs. ↩︎

Transformations - Contreforme
Grand cycle d’écriture célébrant toutes les transformations, leurs beautés comme leurs complications.

Cette lettre appartient à un grand cycle d’écriture consacré aux transformations.