Les fantômes de M. John Harrison

Nos personnages sont des fantômes qui émanent de nos corps.

Les fantômes de M. John Harrison
William Blake, Urizen (détail), 1794.

Wish I Was Here, le nouveau livre de M. John Harrison, a paru le mois dernier, et vous pensiez vraiment que je n’allais pas vous en parler ? C’était mal me connaître. M. John Harrison est, d’une certaine manière, mon ombre du futur. Eh, nous écrivons les mêmes phrases quasiment mot pour mot :

… toutes les histoires sont des histoires de fantômes. (Lettre 032.)
All stories should be ghost stories… — M. John Harrison, Wish I Was Here, Serpent’s Tail, 2023.

En vieillissant, il ressemble de plus en plus à Urizen (ci-dessus), le Premier Prêtre tourmenté de William Blake, « a shadow of horror », « A self-contemplating shadow » (The Book of Urizen). C’est un écrivain que j’apprécie beaucoup, et qui mériterait d’être davantage traduit en français, non seulement pour son style, mais aussi pour sa propension à traverser et brouiller les frontières très souvent arbitraires qui délimitent les genres (notamment la science-fiction). Son recueil de nouvelles You Should Come With Me Now: Stories of Ghosts le suggérait déjà, mais M. John Harrison s’immisce comme un fantôme dans les interstices de l’existence et de la littérature. Car il sait que toute limite est imposée par la conscience, et qu’il suffit de cligner des yeux pour qu’elle s’effondre. La vision d’un écrivain naît de la ruine des idées reçues.

Ils n’ont jamais semblé vieillir : à la place, leur autodérision s’est transformée en perplexité. — M. John Harrison, You Should Come With Me Now: Stories of Ghosts, Comma Press, 2017.

Ses histoires souvent ne « bouclent » pas, ses personnages ne suivent pas une trajectoire bien nette, encore moins prévisible. Il refuse au lecteur le faux réconfort d’une certitude ou d’une explication (d’une conclusion !), et ne bâtit pour lui aucun monde qu’il puisse habiter. Il n’écrit pas pour des fans toujours prêts à remplir un wiki de faits catégoriques sur un monde pourtant imaginaire. Même s’il nous invite dans le profond de l’espace au XXVe siècle, nous ne ferons que le traverser durant le temps exactement nécessaire à le lire et l’arrière-plan restera un arrière-plan, car ses mots agencés en phrases souvent superbes ne recouvrent aucune réalité tangible. Il n’y a pas d’évasion possible, nous ne serons jamais que des fugitifs en cavale provisoire d’un moi évanescent.

S’il n’a jamais vraiment versé dans la littérature d’évasion (même en imaginant la belle et miroitante Viriconium), M. John Harrison ne s’égare pas non plus dans un réalisme illusoire, car les réalités, non pas dépeintes, mais éprouvées dans ses histoires, sont trop glissantes ou instables pour être cartographiées. Sa fiction est génialement bizarre. (Sur le bizarre et l’étrange, et leur subtile différence malgré une même fascination pour l’altérité profonde de l’inconnu, lire de Mark Fisher l’excellent The Weird and the Eerie. Il y note que « le bizarre est constitué d’une présence – la présence de ce qui n’appartient pas » au monde ordinaire dans lequel nous vivons, tandis que l’étrange est constitué par « l’échec d’une absence ou l’échec d’une présence ». Les histoires de M. John Harrison sont à la fois étranges et bizarres.)

Wish I Was Here est présenté par son éditeur, faute d’un meilleur terme, comme des antimémoires. Pourquoi pas ? Le livre est de toute manière inclassable. Il est composé de notes prises au fil des ans dans des carnets que l’auteur appelle nowtbooks, mot-valise que je ne suis pas sûr d’approuver. Mais me demande-t-on mon avis ? (Je vous le demande.) Le propos est parfois décousu, plus personnel que factuellement autobiographique, avec des inclusions de fictions dans les souvenirs, d’anecdotes dans les réflexions, un essai sur une vie d’écriture plutôt que le récit de cette vie.

Ses considérations littéraires pourraient être les miennes, comme cette phrase prise au hasard : « I want the book to write me. » (« J’attends du livre qu’il m’écrive. » Vraiment, ne vous ai-je pas conseillé à plusieurs reprises de vous laisser réécrire par le livre que vous tentiez d’écrire, afin justement de devenir l’écrivain capable de l’achever ?) Est très juste également sa description de l’oscillation maniaco-dépressive du regard que nous portons sur notre propre travail. Ou sa quête d’un sens équivoque au lieu d’une vérité univoque. Une amie écrivaine, « appelons-la Beatrice », qui n’est peut-être que le double fictionnel de l’auteur, pense que nos personnages n’existent pas, que seul prévaut leur comportement. Je ne suis pas loin de penser également que ce sont des fantômes « dont la vie est maintenue comme une très fine membrane irisée autour de rien ». Ces êtres translucides émanent de nos corps pareils à des créatures des abysses. M. John Harrison s’ingénie à en devenir un au cours de ce livre-vie où il exfolie patiemment les peaux mortes de son moi.

Nous avions commencé ce cycle avec une ombre sans reflet, nous le finirons en compagnie de cette ombre sans moi qui, comme Urizen, se contemple dans l’obscurité de son refuge, condamnée à se hanter elle-même.


‘Under his dexterity, this pianist hides neither intellect nor heart, only compulsion. If no one else is available he will play against himself; and then against the self thus created, and then against the self after that, until all fixed notion of self has leaked away into the slippage and he can relax for a second in the sharp light and cigarette smoke like someone caught fleetingly in an ancient black and white photograph. Do you see?’ ‘It’s only music, though,’ she said. — M. John Harrison, Nova Swing, Gollancz, 2006.