Le courage de ses erreurs

Ou la vie imaginaire de Jordan Baker, personnage secondaire de Gatsby le magnifique et héroïne de votre prochaine histoire.

Le courage de ses erreurs
Amedeo Modigliani, Cariatide (détail), v. 1913.

Joan Didion, dans son essai sur l’estime de soi (« On Self-Respect », in Slouching Toward Bethlehem), offre une perspective fascinante sur un personnage secondaire et l’un de mes préférés de Gatsby le magnifique : Jordan Baker, la meilleure amie de Daisy Buchanan – confidente, entremetteuse, joueuse de golf professionnelle et menteuse invétérée. L’héroïne de votre prochaine histoire. Ce surclassement compte bien comme une transformation, non ?

« Comme Jordan Baker, écrit Didion, les personnes qui s’estiment ont le courage de leurs erreurs. » Elles ont fait la paix avec elles-mêmes et accepté leurs défauts comme une condition nécessaire de leurs qualités. Les personnes qui s’estiment ont, peut-être comme vous, peut-être comme moi, cessé de tenir la liste de leurs fautes, réelles ou imaginaires, comprenant entre autres « les confiances trahies, les promesses subtilement violées, les dons irrévocablement gaspillés par paresse, lâcheté ou négligence ». Nous tenions cette comptabilité dans l’espoir de solder nos remords avant la fin de l’année, mais nous ne faisions, semble-t-il, que les ressasser. Peut-être comme vous, peut-être comme moi, les personnes qui s’estiment refusent d’être « le spectateur réticent d’un interminable documentaire qui passe en revue ses défauts ». Les personnes qui s’estiment profitent de nuits réparatrices, car l’estime de soi tient, pour Didion, à une « réconciliation personnelle ».

La frêle Joan Didion envie l’implacable Jordan Baker. Elle ne vit pas recluse en elle, Jordan Baker, elle n’est pas condamnée à mépriser ceux qui savent l’apprécier (sont-ils si peu perspicaces pour me trouver intéressante ?), tout en essayant de se conformer à l’image qu’ils se font d’elle, car celle-ci est toujours préférable à la sienne. Jordan Baker est indifférente. Elle incarne cette forme de détachement souple que semble valoriser Fitzgerald : « elle s’assit à table comme si elle se mettait au lit », elle porte ses robes « comme autant de costumes de sport » (il note aussi à propos de Gatsby « cette aisance de mouvement si typiquement américaine »). Par contraste, Joan Didion me fait penser à une cariatide de Modigliani ployant sous le regard des autres (elle se rebiffera le jour où elle découvrira que la plupart des gens sont trop pressés et inattentifs pour avoir le moindre avis sur nous). Apprendre à s’estimer comme peut s’estimer Jordan Baker, c’est se libérer des autres et se retrouver.

Et l’on voit dans ce portrait doublé d’un autoportrait en creux tout ce qui, chez Didion, a pu inspirer Bret Easton Ellis. Jordan Baker, sous l’éclairage de Didion et comme par rétroaction cascadante de l’inspiration, devient un personnage ellissien. Et cette réflexion de Fitzgerald qui la concerne, « la plupart des poses finissent par se révéler être des masques, même si cela n’est pas toujours vrai au commencement », concerne aussi Ellis. Il a figé le détachement en engourdissement (numbness as a feeling), et les corps beaux et glacés qu’il nous montre finissent par se craqueler. Affleure alors toute la violence du monde.

Nick Carraway, à la fin du chapitre III, observe que

Jordan Baker évitait d’instinct les hommes trop malins et perspicaces, et je comprenais maintenant que la raison de cette attitude était qu’elle se sentait plus en sécurité dans un milieu où tout écart par rapport à un code était jugé impensable.

La réconciliation personnelle dont parle Didion n’est pas une rédemption. Si elles ont fait la paix avec elles-mêmes, les personnes qui s’estiment défendent cette paix avec une persévérance admirable, et toutes les contorsions nécessaires. Aussi Jordan Baker est-elle « incurablement malhonnête », mais elle a appris à vivre avec sa malhonnêteté, à arranger sa vie et son monde autour d’elle. « Je hais les imprudents, dit-elle à Nick. C’est pour ça que vous me plaisez. » Qu’une menteuse recherche la compagnie de cet homme, « l’une des rares personnes honnêtes » qu’il connaisse, n’est pas sans ironie ni instinct de conservation de sa part. Et quel instinct : « La chose me laissait indifférent, écrit Nick. On ne condamne jamais très sévèrement la malhonnêteté d’une femme. »

Les personnages secondaires d’un roman peuvent offrir en miniature un aperçu de son intrigue principale. Pour Gatsby, cet aperçu tient en une réplique de Jordan : « Il faut être deux pour causer un accident », qui contient et la fin funeste et le thème central de l’insouciance des riches.

Il y avait beaucoup d’insouciance dans tout ce désordre. C’étaient tous deux – Tom et Daisy – des insouciants, ils cassaient les choses et les êtres, puis allaient se mettre à l’abri de leur argent, ou de leur prodigieuse insouciance, ou de ce qui les liait l’un à l’autre, et ils laissaient à d’autres le soin de nettoyer les saletés qu’ils avaient faites…

Qu’on ne vienne pas ensuite me dire que Fitzgerald aimait les riches – tout au plus les enviait-il, ce qui n’est pas la meilleure disposition pour aimer (vous avez vu Parasite, le film de Bong Joon-ho ?).


J’aime les personnages secondaires pour la nonchalance avec laquelle ils n’occupent pas le premier plan, une preuve de tact, de pudeur, de désintéressement, toutes qualités qui ne feront pas d’eux des monstres d’égoïsme victorieux, mais rendent la vie supportable. Les meilleurs, comme Nick Carraway, deviennent les narrateurs de la vie des autres.

Je rêve d’un monde sans protagonistes, où il n’y aurait que des personnages secondaires, très japonais dans leur manière de ne pas empiéter sur l’existence des autres. Mais que vont devenir les emmerdeurs ? Que vais-je devenir ?


Je vous laisse en compagnie d’une autre héroïne indifférente de Fitzgerald, l’insupportable et charmante Ardita du « Pirate de la côte » (in Garçonnes et Philosophes) :

Et à mes yeux, le courage voulait dire percer ce triste voile de brume grise qui s’abat sur la vie ; non seulement vaincre les gens et les circonstances mais vaincre la désolation de l’existence. Une façon d’insister sur la valeur de la vie et le prix des choses éphémères.

(Je devrais tenir la liste des femmes charmantes et insupportables dont je tombe systématiquement amoureux au cours de mes lectures. Je pense à toi, Delphine Roux – même ton créateur sexiste n’a pu s’empêcher de t’aimer. Un jour, je t’écrirai.)

Le drame des héros fitzgeraldiens est qu’ils existent comme des enfants dans un monde d’adultes, comme des rêves sur le point d’éclater. Et tout leur courage ne suffit pas à repousser l’accablante pression du réel. C’est pourquoi l’homme à qui Ardita avoue naïvement sa « foi monumentale en [sa] propre personne », son courage « d’ignorer souverainement l’opinion des autres », l’éponyme (et faux) pirate lui rétorque : « Vous n’avez jamais connu la défaite, vous n’avez jamais fait d’excuses. » Et l’on sent derrière le personnage le revers amer de l’optimisme de l’auteur.

Transformations - Contreforme
Grand cycle d’écriture célébrant toutes les transformations, leurs beautés comme leurs complications.

Cette lettre appartient à un grand cycle d’écriture consacré aux transformations.