Un corps pour deux et l’infini

La transparence du monde comme jeu infini.

Un corps pour deux et l’infini
Sir Edward Burne-Jones, Persée et Andromède (détail), étude pour Le Funeste Destin accompli, 1875.

Je ne suis pas sûr d’approuver « l’approbation de la vie jusque dans la mort » comme définition de l’érotisme, mais Georges Bataille s’en fiche et c’est très bien ainsi. Nous n’avons pas besoin d’être d’accord sur tout pour nous intéresser les uns aux autres. Les cœurs résonnent sans que la raison abdique.

La mort désagrège le corps, abolit son contour et restitue sa matière au monde organique désormais intenable ; elle seule permet de retrouver la continuité perdue que l’amour promet mais ne saurait offrir. Et tant mieux, nous ne souhaitons pas vraiment recevoir un tel don – quoi, mourir à chaque fois ? Ou pire, faire disparaître l’autre pour s’insinuer sous sa peau, comme nous l’avons vu avec L’Herbe rouge de Boris Vian et Le Festin nu de William Burroughs. La transparence du monde tente de réconcilier deux notions inconciliables, que je se confonde avec l’autre sans l’annuler, être un et deux à la fois. Une fusion parfaite, comme celle d’Hermaphrodite et Salmacis, marquerait le retour à la discontinuité.

C’est là toute la beauté d’une contradiction : l’amant vit dans la nostalgie de ce foyer originel dont il n’a pas l’expérience, de cette intuition du monde dont son individuation l’a exilé, s’en approche du mieux qu’il peut pour aussitôt s’en éloigner dès qu’il sent son intégrité menacée. L’amant ne veut pas ce qu’il veut. Contrairement au junkie, il conspire à maintenir la sensation du manque, ce délicieux tiraillement, et à jouer avec l’écart qui le sépare de l’être aimé. Il y a une part d’angoisse ou de mélancolie dans le désir.

La frontière n’est pas l’isthme secret par lequel se retrouvent les amants, elle est intérieure et il ne s’agit pas de la transgresser, mais de l’approfondir. C’est une fractale qui ne cesse de se déplier plus on augmente le grossissement, comme un littoral dont la longueur progresse à l’infini plus on affine sa mesure. On se crée ainsi des paysages mentaux dont on ne revient pas.


La transparence du monde soulève la question du lien, avec soi d’une part, avec autrui d’autre part. On est lié pour la vie au seul corps dont on dispose et, sauf avancée majeure en cybernétique, mettons à la Ghost in the Shell, on disparaîtra avec lui. Mais bien qu’on lui soit lié, l’esprit ne connaît pas d’autre limite que celle de son imagination. Le lien érotique attache au moins deux corps l’un à l’autre sans toutefois annuler leur limite, au mieux l’estompe-t-il tout en l’interrogeant. Dans un cas comme dans l’autre, intervient l’imagination qui distend le lien avec soi pour mieux tendre le lien avec autrui. Qui est privé de tout lien avec autrui vit dans la désolation. Qui est privé de tout lien avec soi vit dans l’aliénation.

Bataille, à la fin de son introduction à L’Érotisme, cite Rimbaud qui dit de l’éternité que : « C’est la mer allée / Avec le soleil. » Cet arc-en-ciel recule comme l’horizon à mesure qu’on avance vers lui. La transparence du monde est un jeu infini auquel on joue non pas pour gagner, mais pour continuer de jouer.