Litanie contre la peur

Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l’esprit.

Litanie contre la peur
Elihu Vedder, A Glimpse into Hell, or Fear (détail), 1888–1898.

La Litanie contre la peur, des redoutables Sœurs du Bene Gesserit, est peut-être le seul mantra que je connaisse par cœur, et Dune le seul roman de science-fiction que je relise avec autant de plaisir depuis l’enfance.

Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. — Litanie contre la peur du Bene Gesserit (Frank Herbert, Dune, 1965).
Dame Jessica se récite la Litanie contre la peur pendant que Paul subit l’épreuve du Gom Jabbar. (Denis Villeneuve, Dune, 2021.)

Dans le film de Denis Villeneuve, et particulièrement dans la scène du Gom Jabbar où Paul prouve son humanité en résistant à la douleur, sa mère Jessica (interprétée par Rebecca Ferguson) maîtrise moins bien ses émotions que dans le livre, et je crois savoir pourquoi. Reprenez donc un peu d’Épice, nous embarquons bientôt sur un vaisseau de la Guilde.

Frank Herbert a projeté l’humanité dans un très lointain avenir féodal où le moindre signe de faiblesse peut entraîner la mort, où dissimuler ses émotions est donc la meilleure défense. C’est pourquoi les Sœurs de l’ordre du Bene Gesserit, auquel appartient Jessica, ont toutes reçu l’entraînement prana-bindu qui leur confère une parfaite maîtrise de leur système nerveux. Les Sœurs sont impassibles, et je m’aperçois qu’elles étaient et demeurent encore aujourd’hui, pour l’enfant timide que j’étais et suis encore, un modèle de dissimulation, de protection, de… confort mental ? Je peux imaginer n’importe quoi, vous n’en saurez jamais rien si je le garde pour moi, n’est-ce pas ? (L’existence possible de télépathes était alors ma plus grande crainte.)

Il faut être entraîné comme une Bene Gesserit pour lire une Bene Gesserit. Les signes sont subtils – une tension quasi imperceptible de la ligne des épaules, une inflexion de la voix – et passent inaperçus aux sens inéduqués du profane. Comme dans le soufisme, le monde de Dune est chiffré, possède une vérité apparente et une vérité sous-jacente, et les nombreux monologues intérieurs présents dans le livre permettent d’accéder au sens caché des rapports humains, de décoder la langue secrète de ses ennemis avant qu’ils ne passent à l’attaque.

Un lecteur de Dune, regardant Dune : Première partie, pourrait se demander si la Jessica de Rebecca Ferguson appartient vraiment au Bene Gesserit, tant elle paraît vulnérable. Mais si Denis Villeneuve ne lui avait pas demandé de surtraduire la peur de son personnage pour la rendre visible à l’écran, le spectateur, privé des monologues intérieurs du livre, aurait pu la croire indifférente au sort de son propre fils, ce qui aurait été un contresens. C’est le dilemme de toute adaptation, et je crois que Villeneuve et Ferguson s’en sont plutôt bien sortis.


On n’avait pas voulu m’acheter le livre aperçu dans une librairie. Plus tard, voyant ma déception, ma grand-mère maternelle, chez qui je passais mes vacances d’été, souhaita me l’offrir, mais ne put trouver que le second tome. J’ai depuis gardé la double habitude de lire l’été de la science-fiction et de commencer mes lectures au hasard.

Je me suis en revanche plus ou moins défait, au cours de ces 25 dernières années, de la mauvaise habitude de trouver refuge en moi ou dans un livre (la littérature vaut mieux que ça) pour éviter d’affronter mes peurs. Le souvenir sans nostalgie de mes fugues, estivales et intérieures, vers un futur assez lointain pour me permettre d’ignorer mon propre avenir, m’a fait penser à la distinction entre solitude et désolation que développe Hannah Arendt dans le treizième et dernier chapitre des Origines du totalitarisme. Le passage est assez long, mais vaut la peine d’être cité :

La désolation n’est pas la solitude. La solitude requiert que l’on soit seul, alors que la désolation n’apparaît jamais mieux qu’en la compagnie d’autrui. […] Comme Épictète le fait observer (Dissertationes, livre 3, chap. 13) l’homme désolé (eremos) se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contact, ou à l’hostilité desquels il est exposé. L’homme solitaire, au contraire, est seul et peut par conséquent « être ensemble avec lui-même », puisque les hommes possèdent cette faculté de « se parler à eux-mêmes ». Dans la solitude, en d’autres termes, je suis « à moi-même », en compagnie de mon moi, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un, déserté par tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour redevenir un : l’un d’un individu immuable dont l’identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu’un d’autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ; et c’est la grande grâce salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait d’eux à nouveau un « tout », qu’elle les sauve du dialogue de la pensée où l’on demeure toujours équivoque, qu’elle restaure l’identité qui les fait parler avec la voix unique d’une personne irremplaçable.
La solitude peut devenir désolation ; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l’amitié pour les sauver de la dualité, de l’équivoque et du doute. […]
Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la compagnie confiante et digne de confiance de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la confiance qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et de faire une expérience sont perdus en même temps. — Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, 1951.

Je pourrais placarder le dernier paragraphe comme profession de foi de ce club. La peur, comme le désir, est très liée à l’imagination, et tout renversement de l’imagination est causé par une peur : du ridicule chez Stendhal, d’être rejeté chez Lautréamont ou de ne pas suffire chez Proust. Notez qu’à chaque fois la peur implique l’autre, comme si mon imagination anticipait celle d’autrui avant de se retourner contre moi. Je suspecte que l’imagination n’existe jamais que dans ce commerce entre pairs, ne serait-ce que par livres interposés, mais que l’on ne s’en rend compte que dans les cas où, renversée, elle échoue à nouer le moindre lien.

Affronter sa peur, c’est donc se réconcilier avec la communauté de ses pairs, et affranchir son imagination du « danger de tomber dans la désolation », de « la perte du moi ». Car « la grâce rédemptrice de l’amitié », rappelons-le encore une fois, n’est pas incompatible avec la solitude. Elle lui est même indispensable. Ce sera la conclusion provisoire de notre cycle consacré à l’imagination renversée.