La transparence du monde

D’après Georges Bataille, l’être aimé pour l’amant est la transparence du monde.

La transparence du monde
Edvard Munch, Le Soleil, 1911.

Dans L’Herbe rouge de Boris Vian, Wolf, déçu de tout et ne désirant plus rien (ou résistant à ses désirs, mais c’est tricher contre le bonheur, n’est-ce pas ?), est décrit par Lil comme « un éternel découragé ». Ne lui suffit-elle pas ? Ah, mais chérie, l’amour n’exclut pas le vague à l’âme : « Il y aurait bien toi, mais on ne peut pas être dans la peau d’un autre. Ça fait deux. Tu es complète. Toi entière, c’est trop… » C’est pour le moins une manière intéressante de parler à sa femme.

Qu’à cela ne tienne, elle lui propose de se glisser avec elle dans sa peau, il ne lui en faut pas plus pour être heureuse. Wolf : « On ne peut pas se mettre dans la peau d’un autre, sauf en le tuant et en l’écorchant pour la lui prendre. » Alors fais-le, idiot, écorche-moi. Impossible, « ça sera toujours moi dans une autre peau ». Oh, Lil, oublie-le, il ne te mérite pas. Les découragés sont décourageants, on ne peut pas les sauver d’eux-mêmes.

Le découragement est bien sûr l’autre nom de la dépression. Non pas une émotion, mais son absence. Un grand vide survient après l’effondrement de l’être, mais ce vide qui semble ne jamais vouloir finir est marqué par un rétrécissement du temps et de l’espace. Il n’y a plus d’horizon, plus de perspective, le monde se réduit à un mur contre lequel on bute encore et encore, sans possibilité de le contourner ou de le surmonter. Il n’y a plus de futur où se projeter, il n’y a plus de passé où se réinventer. Le découragé habite un néant perpétuel.

J’évoquais la semaine dernière ce presque découragé qu’était Pessoa (il ne l’était pas tout à fait puisqu’il a écrit une œuvre faite de chefs-d’œuvre). Il parlait d’« accroître sa personnalité », de devenir « la scène vide » qui accueillerait la multitude de personnalités qui demandaient à exister en lui. C’est un vide plein et vaste qui impose sa solitude, je l’ai enfin compris en réécoutant « Bora Vocal » de Rone, construit autour de la voix d’Alain Damasio enregistrée alors qu’il écrivait La Horde du Contrevent. Cet accroissement de l’être, cette dilatation du moi jusqu’à sa quasi dissipation, contrastent avec le retranchement de soi du personnage de Vian.

« Bora Vocal » : l’histoire d’un morceau, par Rone et Alain Damasio - Radio Nova
Le morceau culte de Rone n’aurait jamais dû voir le jour. Avec Alain Damasio, ils nous racontent.

Wolf a inventé une machine qui lui permet de revivre et effacer ses souvenirs. « C’est tuant, de traîner avec soi ce qu’on a été avant », aussi s’expurge-t-il de ses moi passés, littéralement imparfaits puisqu’ils ne sont pas achevés, des hontes de son enfance et du ressentiment qu’il en éprouve. Il édite sa vie comme on édite un manuscrit, et sans doute sans le moindre discernement, parce qu’il ne sait pas qu’il faut garder certains défauts (ou ce qu’il perçoit comme des défauts), qui ne sont que des respirations de l’être. On ne devient personne par simple soustraction de ses regrets, mais en apprenant à créer autour d’eux sa nacre.

Qui plus est, les souvenirs purs n’existent pas. Ce ne sont que des souvenirs de souvenirs de souvenirs, et le souvenir original a depuis longtemps été réécrit par la mémoire factorielle. « Il n’y a pas de souvenirs, c’est une autre vie revécue avec une autre personnalité qui résulte pour partie de ces souvenirs eux-mêmes. » Tout est si entrelacé dans la mémoire que pour oublier, véritablement oublier, il faut tout détruire. La perfection est à ce prix – la mort comme seul achèvement des narcissiques.

Dans son introduction à L’Érotisme, Georges Bataille exprime en une phrase toute l’extase d’une étreinte amoureuse : « L’être aimé pour l’amant est la transparence du monde. » Wolf semble rejeter et l’étreinte et l’extase, car il ne veut ni sortir de lui ni s’ouvrir à l’autre. Pour citer encore Bataille, Wolf renonce à « une continuité possible de l’être au-delà du repli sur soi ». Les écorchés que sont les grands amoureux ont appris l’un pour l’autre et l’un par l’autre à se mettre à nu en deçà de leurs peaux respectives pour atteindre « la pleine confusion de deux êtres, la continuité de deux êtres discontinus ». La transparence du monde est le thème de ce nouveau cycle d’écriture, le dernier avant la pause estivale.