Fugues

Fuir ! là-bas fuir ! Nouveau cycle d’écriture.

Fugues
Goya, No te escaparás (Tu ne t’échapperas pas) (détail), 1799.

Adolescent, au lieu d’aller à la plage, je passais mes vacances à lire, recroquevillé à l’écart de la vie. C’était mon échappatoire. Il me semble que je lisais alors beaucoup plus et beaucoup plus vite qu’aujourd’hui. Rappelez-vous, c’était un monde où l’on n’était pas connecté 24 heures sur 24 à internet, où l’on avait accès à moins de choses et plus difficilement. Eh, je n’avais même pas de téléphone portable ! Pour vous joindre, vos rares amis, ceux que ne décourageait pas votre manque de conversation, devaient appeler la ligne fixe et passer par le filtre parental, commencer par se présenter avant de demander tel enfant de la fratrie, éluder les questions indiscrètes de votre mère, pour enfin réussir à vous parler. Il fallait être motivé. Et dire qu’aujourd’hui, les plus jeunes paniquent à l’idée de passer un appel téléphonique (au lieu d’écrire un message) et engagent même des coachs pour apprendre à gérer leur anxiété. À la fin des années 1990, il était plus difficile de fuir l’ici et maintenant, et les rares fugitifs qui parvenaient à s’échapper – comme nous les admirions – fuyaient d’abord l’ennui, qui aujourd’hui existe de moins en moins, mais l’ennui finissait tôt ou tard par les rattraper. Même les romans d’Alexandre Dumas finissent par finir.

À titre d’exemple, Le Comte de Monte-Cristo (plus de 466 000 mots d’après l’édition numérisée de Calmann Lévy de 1889 disponible sur Wikisource, soit plus de 1 860 pages) n’a pas dû me durer une semaine. 5 jours peut-être ? Je me rappelle que l’édition de ma grand-mère, reliée plein cuir (d’un beau vert émeraude), était en 4 volumes et que je devais quasiment en engouffrer un par jour. Il est vrai que Dumas, en bon feuilletoniste payé à la ligne, n’oubliait jamais de relancer la machine et de se répéter, répéter, répéter. Ce qui fera dire à Umberto Eco : « Monte-Cristo est l’un des romans les plus passionnants qui aient jamais été écrits et par ailleurs, c’est l’un des romans les plus mal écrits de tous les temps et de toutes les littératures. » (« Sur quelques formes d’imperfection dans l’art », Sur les épaules des géants.)

Que voulez-vous ? Quand on est en cavale, on est moins regardant sur la beauté du paysage, tant qu’il mène ailleurs. Lire, lire, lire, il fallait lire ! Et gros lecteur j’étais, boulimique même, bâfrant sans discrimination bons et mauvais livres. Quel égalitarisme, c’est à peine si je me reconnais. Je n’étais pas l’un de ces êtres suaves et hiératiques – les grands lecteurs – si partiaux dans l’allocation de leur patience, pour lesquels tout écrivain écrit. J’avais très mauvais goût ; pour être plus précis, je n’en avais aucun. Non que je m’en afflige aujourd’hui : malgré tout le temps dont je disposais alors (les enfants savent que le temps n’est pas un fleuve, mais un océan, qui commence à fuir à la seconde où l’on grandit), je n’en profitais aucunement pour déguster chaque phrase de chaque livre lu, j’aurais sinon abandonné bien des lectures dès la cinquième page. Le tout était de se perdre dans la forêt dont l’enchantement tenait pour beaucoup aux charmes de contrebande qu’on importait soi-même. Et de nouveau se dégotter une planque et de faux papiers, s’offrir une seconde vie dans des fictions suffisamment longues (et étranges et bizarres) pour se maintenir le plus longtemps possible hors de soi. C’est pourquoi je comprends très bien Umberto Eco quand il ajoute : « Le roman dumasien est une machine à produire de l’agonie, et ce n’est pas la qualité des râles qui compte, c’est leur longueur. »

Quand je ne lisais pas, je pouvais tourner en rond pendant des heures autour de la table basse du salon, ressassant les histoires que je souhaitais lire et n’écrirais jamais, énervant mes proches qui me disaient de sortir prendre l’air, les moins charitables devaient suspecter chez moi un très léger autisme. Ça s’appelle la littérature ! Les histoires que l’on porte en soi sont comme des fantômes qui nous hantent tant qu’on ne les a pas couchés par écrit (ou qu’on continue d’y croire, ils n’existent que parce qu’on les a invoqués). On écrit pour oublier ses fantômes, les confier aux pages d’un livre imprimé que l’on referme pour avancer.


Vous l’aurez compris, nous entamons ce week-end un nouveau cycle d’écriture consacré aux fugues. Non pas un aller simple, mais un périple qui, je l’espère, transformera le voyageur qui s’y risque, afin qu’il revienne à la vie enrichi d’un supplément de sens.