Chasseur, cueilleur, conteur

De l’abolition des privilèges du héros.

Chasseur, cueilleur, conteur
Józef Chełmoński, Lièvre dans le champ (détail), 1888.

Ursula K. Le Guin avance dans « The Carrier Bag Theory of Fiction » que le modèle classique du héros et de la narration exclusivement fondée sur le conflit et sa résolution remonte au chasseur du Paléolithique. Son auto-promotion à coups de peintures rupestres épiques a si bien fonctionné que l’humanité en est venue à négliger, pour sonder les mystères de sa propre existence, un autre archétype – celui du discret cueilleur. (Il est vrai que ramasser des graines et des baies est une activité moins spectaculaire – moins dramatique, moins racontable – que le massacre d’un mammouth.)

Les cueilleurs correspondent assez à l’idée que je me fais des flâneurs, tandis que les chasseurs seraient plutôt des flambeurs. Les cueilleurs sont trop égalitaires et inattentifs au prestige pour se mettre autant en avant que les chasseurs, s’ériger comme eux en modèles pour le reste de l’humanité. Le ridicule tient à être connu.

Le projet de fonder une narration sur autre chose que le conflit du héros recoupe inopinément ce que j’écrivais de Terrence Malick, « qui décentre sa caméra et la délie des personnages de ses films (la fait danser avec eux, d’après Natalie Portman), quitte à s’en éloigner et musarder à leur périphérie, dédaignant raconter exclusivement leur histoire pour mieux témoigner des beautés de ce monde ». Le héros n’est pas tout, le conflit n’est pas la seule dynamique à l’œuvre dans une histoire, d’autres richesses attendent d’être… cueillies.

Concevoir la fiction comme un sac ou une besace susceptible de recevoir cette abondance, c’est-à-dire avant tout comme un cadre hospitalier, revient à abolir les privilèges du héros, à le déloger du rôle central qu’il s’est arrogé dans le récit et à reconsidérer certains présupposés hâtifs qui président à sa mise en scène :

Le héros a donc décrété, par l’intermédiaire de ses porte-parole les législateurs, premièrement, que la forme appropriée du récit est celle de la flèche ou de la lance, qui partant d’ici fonce et TOC ! atteint sa cible (elle tombe raide morte) ; deuxièmement, que la préoccupation centrale du récit, y compris du roman, est le conflit ; et troisièmement, que l’histoire n’est bonne que dans la mesure où le héros y prend part.
Je vais à l’encontre de tout cela. J’irais même jusqu’à dire que la forme naturelle, adéquate, appropriée du roman pourrait être celle d’un sac, d’une besace. Un livre contient des mots. Les mots contiennent des choses. Ils sont porteurs de sens. Un roman est un « paquet sacré », qui maintient les choses dans une relation particulière et puissante entre elles et avec nous.
L’une des relations entre les éléments du roman peut très bien être celle du conflit, mais réduire la narration au conflit est absurde. (J’ai lu un manuel d’écriture qui disait : « Une histoire doit être vue comme une bataille », et dissertait de stratégies, d’attaques, de victoires, etc.) Le conflit, la compétition, le stress, la lutte, etc., au sein du récit conçu comme une besace / un ventre / une boîte / une maison / un paquet sacré, peuvent être considérés comme des éléments nécessaires d’un tout qui lui-même ne peut être caractérisé ni comme un conflit ni comme une harmonie, puisque son but n’est ni la résolution ni la stase, mais un processus continu.
Enfin, il est clair que le Héros n’a pas fière allure dans cette besace. Il a besoin d’une scène, d’un piédestal ou d’un pinacle. Mettez-le dans un sac et il ressemble à un lapin, à une pomme de terre.
C’est pourquoi j’aime les romans : au lieu de héros, ils contiennent des personnes.

Cela me rappelle un passage de The Gift, que j’évoquais la semaine dernière, où Lewis Hyde confronte l’économie de marché à une économie du don comme Le Guin confronte le chasseur au cueilleur :

Un échange marchand présente un équilibre ou une stase : vous payez pour équilibrer la balance. Mais lorsque vous offrez un cadeau, il y a un élan et le poids se transfère d’un corps à l’autre.

Comme l’Épice dans Dune, le don doit circuler. Il se tarit dès qu’on tente de l’accaparer, de le transformer en capital. Mais libéré, c’est une rivière qui ne cesse de s’écouler dans le lit sans cesse renouvelé des donneurs.