Flâneurs et flambeurs

Qui erre joue.

Flâneurs et flambeurs
Félix Bracquemond, Soldats jouant aux cartes (détail), d’après Ernest Meissonier (1898).

Quand j’évoquais la semaine dernière « le foisonnement de voix disparates » que l’on porte en soi, « ces vies inexprimées qui attendent comme des bourgeons en dormance » ou encore « les possibilités négligées de son être », je ne m’attendais pas à découvrir chez Bachelard, aussitôt la lettre envoyée, comme un écho antérieur de ce que j’avançais :

Quand, dans la solitude, rêvant un peu longuement, nous allons loin du présent, revivre les temps de la première vie, plusieurs visages d’enfants viennent à notre rencontre. Nous fûmes plusieurs dans la vie essayée, dans notre vie primitive. C’est seulement par le récit des autres que nous avons connu notre unité. Sur le fil de notre histoire racontée par les autres, nous finissons, année par année, à nous ressembler. Nous amassons tous nos êtres autour de l’unité de notre nom.
Mais la rêverie ne raconte pas. Ou, du moins, il est des rêveries si profondes, des rêveries qui nous aident à descendre si profondément en nous qu’elles nous débarrassent de notre histoire. Elles nous libèrent de notre nom. Elles nous rendent, ces solitudes d’aujourd’hui, aux solitudes premières. Ces solitudes premières, ces solitudes d’enfant, laissent, dans certaines âmes, des marques ineffaçables. Toute la vie est sensibilisée pour la rêverie poétique, pour une rêverie qui sait le prix de la solitude. L’enfance connaît le malheur par les hommes. En la solitude, il peut détendre ses peines. L’enfant se sent fils du cosmos quand le monde humain lui laisse la paix. Et c’est ainsi que dans ses solitudes, dès qu’il est maître de ses rêveries, l’enfant connaît le bonheur de rêver qui sera plus tard le bonheur des poètes. — Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie.

Mes fugues étaient donc des rêveries d’enfant-flâneur, des dérives quasi situationnistes dans un paysage non pas géographique mais mental, dont j’espère toujours revenir avec de quoi excuser mon ahurissement, l’air vaguement idiot que je peux avoir en rêvassant. Les rêveries ne sont pas productives, ou produisent bien peu relativement au temps qu’elles accaparent. Ce sont des absences qui débouchent, éventuellement, sur une présence : quelques phrases où bruisse un semblant de vie, une image juste, un rythme. Bien peu de choses, somme toute, mais l’essentiel, la poésie qui justifie en son cœur toute littérature.

La dérive est la seule démarche que je connaisse. Elle n’est pas périlleuse mais hasardeuse, et c’est ce qui effraie les écrivains qui n’aiment pas jouer ou écrire (ça existe). Ils ne supportent pas la part d’inconnu que recèle l’écriture. Et oui, la recherche peut être frustrante, seulement si vous considérez qu’elle relève de la téléportation et non de la déambulation, seulement si vous êtes déjà ailleurs (mettons à destination, ce mot encore plus hasardeux que le chemin qui y mène) au lieu d’être présent tout au long de l’aventure et d’observer ce qui se trouve .

Laissez le texte vous réécrire au lieu d’essayer d’écrire ce que vous pensez avoir en tête. Pariez sur la souplesse. Lâchez prise. Ainsi Tolkien, dont on pourrait penser qu’il est le parangon de l’écrivain-architecte, bâtissant strate par strate la Terre du Milieu avant d’y faire vivre ses personnages, n’a-t-il trouvé la logique même de l’anneau qu’au milieu du cinquième brouillon, m’apprend Robin Sloan.

Faites comme David Lynch :

La fluidité de son imagination est une composante centrale du talent de Lynch : au lieu de chercher ce qui n’est pas là, il s’appuie sur ce qui l’entoure, et c’est une des qualités qu’évoquent tous ceux qui travaillent avec lui. « L’une des choses les plus importantes qu’il m’ait apprises, c’est d’être réellement présente, confie Sheryl Lee [Laura Palmer dans Twin Peaks]. Il est extrêmement attentif et sait s’adapter à tout ce qui se passe autour de lui, qu’il transforme en art parce qu’il ne s’attache pas à ce que ça devrait être. […] » — David Lynch et Kristine McKenna, L’Espace du rêve.

Ou encore Terrence Malick, qui décentre sa caméra et la délie des personnages de ses films (la fait danser avec eux, d’après Natalie Portman), quitte à s’en éloigner et musarder à leur périphérie, dédaignant raconter exclusivement leur histoire pour mieux témoigner des beautés de ce monde ; et certains seront aussi perdus que le personnage errant de Christian Bale dans Knight of Cups et c’est la vie !

Thomas Flight, « Why Do Terrence Malick’s Movies Look Like That? », 26 mai 2021.

La seule difficulté consiste peut-être à savoir remonter des profondeurs de ses rêveries sur un pari insensé, et j’en arrive, par maints détours, au second terme de ce nouveau cycle. Vous me permettrez de le garder en réserve pour la semaine prochaine, mais sachez dès maintenant qu’on ne peut sans cesse dériver, il faut à un moment ou à un autre parier sur une intuition, s’engager et jouer gros.