La chance vous sourit

La chance n’est pas le hasard. Elle se crée.

La chance vous sourit
Winslow Homer, Life-Size Black Bass (détail), 1904.

Je dédie la lettre d’aujourd’hui à Ryūichi Sakamoto, mort le 28 mars dernier (son décès n’a été annoncé que dimanche), dont la musique m’a souvent accompagné dans l’écriture de cette lettre. Je continuerai d’écouter en boucle ses albums, puisqu’il n’y en aura pas d’autres, à commencer par async, conçu comme la bande originale d’un film imaginaire de Tarkovski, dont les pistes « fullmoon » (où l’on entend la voix de l’écrivain Paul Bowles) et « LIFE, LIFE », si douce et poignante et apaisée, écoutées conjointement, pourraient être la meilleure manière de célébrer, encore et toujours, l’achèvement de l’œuvre de Sakamoto.


« David Lynch on Where Great Ideas Come From », The Atlantic, 3 novembre 2017.

David Lynch a l’habitude de comparer les idées à des poissons qu’il s’agit d’attraper, et non de créer. Elles flottent à nos pieds, et il faut faire le calme en nous pour les voir et les pêcher, de là l’importance qu’il accorde à la méditation. C’est la part de rêverie, « qui accepte volontiers les songes pour se proposer des énigmes » (Hugo), que j’évoquais la semaine dernière. Rêverie, songes, énigmes, oracles rendus dans l’obscurité des grottes antiques, défilé de silhouettes hiératiques, flaque de ténèbres où votre visage incline son beau reflet mat, dérive de la pensée déliée, transe. Nous ne contrôlons pas l’ombre qui nous chuchote les idées, c’est elle qui nous subjugue.

Mais le flâneur resterait un rêveur sans sa Némésis, le flambeur. Chacun voue à l’autre un très discret mépris, que n’arrivent pas tout à fait à couvrir leurs nombreuses accolades en public. De la même manière que Susan Sontag évoque au sujet du tempérament saturnien « une dévotion compulsive au travail » (Sous le signe de Saturne), je parlerais, à propos du flambeur, d’une dévotion compulsive à l’exploitation des trouvailles du flâneur, à la découverte d’exploits au sens hacker du terme, une faille de sécurité dans un programme informatique. Voilà déjà de quoi expliquer le mépris : le désœuvrement de l’un, l’intéressement de l’autre – agacement mutuel. Mais il y a plus :

Le tapageur flambeur est mû par la volonté de puissance, un sens certain de la démesure et du spectacle, l’hubris que les dieux punissent. Le veule flâneur n’est rassuré qu’en étant caché dans la foule, anonyme parmi les anonymes, observateur inobservé. Le flambeur veut être mémorable, le flâneur oublié. Le flambeur s’imagine d’emblée comme un héros et agit, le flâneur à peine comme un narrateur. Il se satisfait de sa propre médiocrité, voire la cultive, elle lui permet de se fondre dans la masse. L’autre n’est jamais satisfait, chérit ses névroses et n’aspire qu’à l’exception. L’un n’est jamais sûr de lui (à en agacer ceux qui l’apprécient), l’autre l’est trop (à se mettre en danger et inquiéter ses proches).

Là où le flâneur participe à une œuvre collective et contribue à une vision qui le dépasse, le flambeur impose sa vision personnelle. L’un est profondément égalitaire, l’autre puérilement tyrannique. L’un partage (c’est le côté conseiller littéraire), l’autre prend tant qu’il peut (c’est le côté écrivain). L’un est plus facile à vivre que l’autre, mais les deux se complètent à la manière de Sherlock Holmes et Moriarty.

Mais leur plus grande différence est liée à la chance.

La chance n’est pas le hasard auquel croit le flâneur. La chance se crée, répète le flambeur en relançant les dés. La chance, c’est moins les cartes que vous recevez que ce que vous en faites. Il n’y a pas de différence fondamentale entre la chance et le mérite.

Au cours d’une conférence intitulée « You And Your Research » donnée en 1986, le mathématicien Richard Hamming (prix Turing 1968) essaya de comprendre pourquoi si peu de scientifiques apportent une contribution significative à la science et pourquoi tant d’autres sont oubliés sur le long terme. Ce qui les sépare n’est pas la chance, qui, d’après Pasteur, ne sourit qu’aux esprits bien préparés. Ou plutôt, comme le précise Hamming, la chance (ou ce que j’appelle le hasard) fait varier les idées que vous attrapez, mais pas ce que vous en faites ensuite, et surtout pas leur potentiel. Car les grands esprits savent recevoir les grandes idées et attraper les grands poissons. Quand une opportunité se présente, ils s’en saisissent et la poursuivent en ignorant tout le reste.