Réécrire les Crimes du futur de David Cronenberg

Je vous parlais le mois dernier de mon impatience de voir le dernier Cronenberg, de la tendresse avec laquelle il « filme les corps mutés, mutilés ou simplement altérés ». Je citais, entre autres, ces deux phrases de William Burroughs : « Le gémissement d’une créature mutante à demi formée… Le mutant qui ne parvient pas tout à fait à exister, le seul de ce genre… » J’ai vu le dernier Cronenberg. Il correspond tout à fait au mutant à demi formé de Burroughs.

Tendres mutants
Comment une image de Martin Amis m’a inspiré le thème du bœuf de week-end.

Malgré leur élégant minimalisme, Les Crimes du futur sont, avant tout, des idées en trop grand nombre – crime intemporel s’il en est, du moins dans un film si court (1 heure et 47 minutes). Trop nombreuses, les idées n’ont pas le temps d’atteindre leur maturité et restent coincées dans leur forme juvénile de nymphe, ente larve et imago. Certaines sont à peine montées sur la scène de ce freak show qu’elles sont aussitôt rappelées en coulisse pour ne jamais réapparaître. Pauvres, pauvres idées surnuméraires, nous ne vous verrons plus revêtir votre meilleur tutu pour conquérir nos cœurs. Votre impresario semble constamment hésiter entre générosité et avarice : tant d’idées à montrer – qui plus est, souvent brillantes – et si peu d’argent dans les caisses pour payer les heures supplémentaires. Alors on presse tout ce petit monde costumé en un carrousel aussi exaltant que frustrant, qui ressemble à l’un de ces défilés de mode d’aujourd’hui où les mannequins marchent au pas de course. Rentrez vite polir ces os qui percent la peau.

Une règle essentielle de la narration, enseignée par Keith Johnstone en improvisation théâtrale, a été sinon brisée, du moins négligée : toujours réincorporer des éléments préexistants de son histoire avant d’en inventer de nouveaux. Autrement dit, on fait progresser une histoire en regardant en arrière au lieu de chercher devant soi une échappatoire.

J’ai pourtant aimé le film, sa photographie et les ocres recuites des ruines et perspectives grecques (tournage au Pirée), qui lui donnent un air d’apocalypse douce. Comme dans ses premiers films d’horreur, Cronenberg suggère tout un monde avec peu de décors, à la nudité presque brutaliste. Immeubles aux murs décrépis, rues désertes et navires échoués sur la côte conviendraient très bien à un western méditerranéen croisé à un film d’anticipation pessimiste.

Mais ici, même si le film s’ouvre sur une séquence montrant un jeune garçon manger du plastique (et sa mère tuer son monstre de fils), pas de cauchemar ou de dystopie. Il est d’ailleurs dit que la douleur et les maladies infectieuses ont disparu, un miracle qui semble inquiéter les gouvernements – serait-ce parce qu’il les prive d’un moyen de contrôle sur les populations civiles ? Dans cet avenir indéterminé, sous l’action mutagène d’un environnement hautement pollué, l’humanité a commencé à évoluer de manière radicale. Saul Tenser, le protagoniste incarné par Viggo Mortensen, est un artiste qui tente, avec l’aide de sa partenaire Caprice (Léa Seydoux), de donner une forme au chaos de son propre corps. Atteint du Syndrome d’évolution accélérée, il produit de nouveaux organes que Caprice tatoue et excise lors de performances chirurgicales. Saul se passerait bien de l’évolution, mais son corps en a décidé autrement – alors, d’un inconfort personnel, autant faire de l’art, non ? Une acception très littérale de Mon cœur mis à nu de Baudelaire.

Mais une fois les organes de Saul déposés et exposés, Cronenberg ne sait plus quoi en faire. Dans Faux-semblants (Dead Ringers, 1988), l’un des jumeaux gynécologues interprétés par Jeremy Irons suggérait que l’on devrait aussi bien organiser des concours de beauté intérieure, celle des entrailles du corps humain. Dans Les Crimes du futur, Saul accepte de participer à un tel concours, et nous n’en saurons pas plus : la piste est ouverte sans être explorée.

Autre piste intéressante : des bureaucrates du Registre national des organes (dont Timli, interprétée par une Kristen Stewart géniale d’excitation rentrée, qui affleure en tics nerveux et flirts maladroits), des bureaucrates, disais-je (ah, retenez-moi ou j’évoque encore le talent de Kristen Stewart, sa diction frêle et saccadée, son… – qu’on m’interrompe, qu’on me muselle !), des bureaucrates, voilà, ont pour tâche d’identifier et de classer les organes aberrants. Une nouvelle brigade des mœurs cherche ainsi à contrôler (et limiter ?) les divergences génétiques de l’espèce. On apprendra bientôt que Saul est l’un de leurs indics. Je ne vous gâche rien en vous le révélant, c’est l’une des nombreuses idées inachevées du scénario. J’aime les personnages d’indic, non que leur traîtrise m’enchante, mais c’est justement parce qu’ils sont contraints et tiraillés par une double allégeance – au groupe qu’ils renseignent d’une part, au groupe qu’ils espionnent d’autre part – que je trouve leur inévitable déchirement fascinant à observer. La double allégeance est une source imparable de conflit intérieur, que néglige ici Cronenberg, privant son film d’une possibilité de tension. Et de tension, il manque. Ce ne sont pas hélas les gros plans sur l’anatomie de Léa Seydoux qui y suppléent.

J’en profite pour mentionner une autre triangulaire ratée, un autre dilemme absent : les relations entre Saul, Caprice et Timli. Les deux femmes sont attirées par Saul, la première jalousant vaguement la seconde, mais rien ne se passe au-delà des premières escarmouches de marivaudage. Dans un monde où la chirurgie remplace le sexe (« Surgery is the new sex », susurre Timli à l’oreille d’un Saul qui ne demande pas mieux), le désir, de ténébreux et entêtant au siècle de Flaubert et de Baudelaire, est devenu froid et mécanique. C’est d’ailleurs ce que l’on pouvait déjà reprocher à un autre film de Cronenberg, Crash. Peut-être s’intéresse-t-il trop à ses prothèses, comme cette sorte de fermeture éclair implantée dans le ventre de Saul, que Caprice ouvre pour un cunnilingus impromptu. Ce n’est pas que le sexe est absent du film, mais il laisse presque indifférent.

Un dilemme, pour exister et fissurer la conscience où il s’immisce, doit compter non pas deux mais trois éléments : un homme hésite entre deux femmes, un indic balance entre deux allégeances, un mutant peut suivre l’une ou l’autre branche de l’évolution humaine. Un et deux font trois. Tout concourt à faire de Saul, empêtré dans ces dilemmes, un Hamlet cyberpunk, mais il reste trop placide pour alimenter ses conflits intérieurs jusqu’au point de rupture. Sous la pression croissante des événements, il se serait alors révélé à lui-même et aux autres par la nature de ses choix, forcément significatifs parce que déchirants. Vous renoncez à quelque chose pour obtenir autre chose, sans garantie d’y parvenir. Un enjeu existe. Ici, malgré tous les inconforts auxquels le soumet son corps bouleversé, Saul ne risque jamais rien, ni sa santé, ni sa réputation, et il n’est inquiété ni par les mœurs, ni par les transhumanistes.

Cronenberg semble vouloir concentrer son intrigue sur ces derniers, une clique de bouffeurs de plastique dont le leader est le père de l’enfant assassiné au début. Il arrive à persuader Saul de transformer en performance une autopsie du corps de son fils, censée révéler au monde entier les futures beautés que l’évolution réserve à l’humanité. La question soulevée est celle de l’identité humaine : combien de mutations faut-il accumuler dans son génome pour cesser d’appartenir au genre humain ? À la fin, Saul devra se décider : accepter ou refuser l’évolution de son propre corps ? Se le réapproprier ou continuer de le mettre à l’écart en le transformant en art ?


Les Crimes du futur… C’était déjà le titre du deuxième long métrage de Cronenberg, un de ceux que je n’arrive jamais à regarder jusqu’au bout, tournés avec peu de moyens et beaucoup d’audace, à la manière du cinéma underground new-yorkais dont Cronenberg s’est inspiré. Le titre était si bon qu’il l’a réutilisé pour celui-ci, bouclant la boucle à 79 ans. Même si le film ne persuade qu’à moitié, il stimule l’imagination. C’est pourquoi je recycle à mon tour son titre pour en faire le thème du bœuf de ce week-end (voir ci-dessous le rappel de la consigne).

Sentez-vous libre de spéculer sur les crimes que pourrait nous réserver l’avenir. Ou suivez l’une des pistes ouvertes et inexplorées du film, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir vu pour participer au bœuf.

Rappel de la consigne

Le bœuf est un exercice d’improvisation littéraire réservé aux membres du Club Contreforme. Vous avez 48 heures (soit jusqu’au dimanche 19 juin, 19 h UTC+2) pour improviser jusqu’à 250 mots de prose narrative en respectant la contrainte donnée. Vous transmettrez sur le serveur Discord du Club (salon #2022-juin) un lien vers un fichier Google Docs configuré en mode partage / commentateur. Je lirai chaque contribution et la commenterai lors du prochain salon du Club (jeudi 23 juin à partir de 21 h).

Rappel de la lecture du mois

Nous lirons ce mois-ci, pour le salon du 7 juillet, L’Herbe rouge de Boris Vian, sur une suggestion d’Anne Bouchara, qui animera le salon (avec votre serviteur en co-pilote).