De la nécessité d’une perspective

Où l’on s’inspire de Calvino et Schwob pour décrire un personnage comme une ville.

De la nécessité d’une perspective

Le Club Contreforme organise ce week-end un nouveau bœuf réservé aux membres. Le principe en est simple et n’a pas changé depuis la première fois : vous avez 48 heures pour improviser entre 250 et 500 mots sur un thème donné (cf. ci-dessous). Adhérez au Club dès maintenant pour pouvoir vous joindre à nous.

Les Villes invisibles

« Il n’est pas dit que Kublai Khan croit à tout ce que Marco Polo lui raconte, quand il lui décrit les villes qu’il a visitées dans le cours de ses ambassades […]. » Les Villes invisibles d’Italo Calvino s’ouvrent ainsi sur leur propre mise en doute, à la manière d’un magicien révélant d’emblée l’artifice de ses tours.

Au gré de ses conversations a priori décousues avec l’empereur mongol, Marco Polo tire de ses souvenirs de voyages, ou de leurs innombrables recombinaisons (preuves de son imagination), des villes entourées d’« un vide que ne remplissaient pas des paroles ». Leur ressemblance à un mirage, jaillissant du vide d’un désert, n’en est que plus frappante.

Chaque ville est portée par une seule idée, car « … du nombre des villes imaginables il faut exclure celles dont les éléments s’additionnent sans un fil qui les relie, sans règle interne, perspective ou discours. » Un principe unificateur, « le filigrane d’un dessin suffisamment fin pour échapper à la morsure des termites », préserve de l’oubli toute œuvre d’art, qu’elle soit ville ou livre. Sa cohésion la protège. Sans perspective, l’agrégat des éléments qui la constituent ne prend pas et s’effondre. Il faut donc choisir et assumer un point de vue. C’est peut-être la qualité la plus précieuse d’un écrivain.

Vies imaginaires

Cette question de perspective, et donc de choix, m’a rappelé la préface de Marcel Schwob à ses savoureuses Vies imaginaires, plus tard compilée avec d’autres essais dans Spicilège.

L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. Leibnitz dit que pour faire le monde Dieu a choisi le meilleur parmi les possibles. Le biographe, comme une divinité inférieure, sait choisir parmi les possibles humains, celui qui est unique. — Marcel Schwob, « L’art du biographe », Spicilège.

L’architecte ou le biographe (et tout romancier est le biographe de ses personnages) doit ordonner le chaos. Sélectionner quelques faits dans une vie et trouver la perspective qui les aligne et leur donne un sens, voilà peut-être la part la plus complexe de l’écriture d’un roman. Bien sûr, au cours de l’écriture, il y a un ajustement permanent des faits et de la perspective. On supprime certains faits qui ne collent pas (ou racontent une autre histoire), on en rajoute d’autres, on bascule la perspective d’un degré ou deux. On s’adapte, on improvise.

Le processus nécessite et implique une simplification acharnée de la nébuleuse qu’on a en tête, qui n’est pas l’art mais le flou artistique, jusqu’à trouver l’idée centrale qui porte l’histoire. Car : « Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions », explique Marco Polo à Kublai Khan, qui lui rétorque : « Ou de la question qu’elle te pose, t’obligeant à répondre, comme Thèbes par la bouche du Sphinx. »

Le thème

Cette lecture croisée des Villes invisibles et des Vies imaginaires m’a fourni le thème de ce bœuf : « Perspective intérieure ». Ou comment renverser le cliché qui fait de la ville un « personnage à part entière » de l’histoire. Vous décrirez plutôt un personnage comme une ville, ce qui consistera à spatialiser les faits marquants de sa vie, ses souvenirs, autour d’une perspective unique.

Rappel de la consigne

Vous avez 48 heures (soit jusqu’au dimanche 16 mai, 19 h UTC+2) pour improviser entre 250 et 500 mots de prose narrative sur le thème donné. Vous transmettrez sur le serveur Discord du Club un lien vers un fichier Google Docs configuré en mode partage / commentateur. Je lirai chaque contribution et la commenterai lors du prochain salon du Club (jeudi 20 mai à partir de 21 h).

Prochaines lectures

Pour prolonger l’improvisation de ce week-end, nous lirons pour le salon du 3 juin Les Villes invisibles d’Italo Calvino ou les Vies imaginaires de Marcel Schwob, le choix étant laissé à la discrétion de chaque membre (les plus motivés ou indécis pourront bien sûr lire les deux). Partant de l’une ou l’autre extrémité de la perspective formée par ces deux livres, nous nous rejoindrons en son milieu pour partager nos points de vue.


Je serai, comme la fois dernière, présent sur le serveur Discord du Club pendant toute la durée de l’événement, pour échanger avec les membres et répondre à leurs éventuelles questions.

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