Deux citations, l’une de Paul Claudel, l’autre de Chris Marker, m’ont récemment fait penser à un sujet d’écriture que je pourrais formuler ainsi : « Une âme pour plusieurs corps, un corps pour plusieurs âmes. » L’intérêt de cette double prémisse tient à ce qu’elle dément la bijection classique du corps et de l’esprit. Leur relation exclusive peut être disjointe ou étirée de bien des manières, qui sont autant de promesses d’histoires. J’aimerais vous en proposer une petite typologie, mais d’abord, les citations :
Celle de Paul Claudel a trait au bunraku, originaire d’Osaka, où différents marionnettistes vêtus de noir manipulent à la vue de tous une même marionnette. Plusieurs marionnettes occupent la scène et un récitant chante tous les rôles.
Il n’y a pas qu’un seul animateur, il y en a deux, parfois trois. Ils n’ont pas de corps ni de figure, ils sont vêtus d’un fourreau noir, les mains et le visage voilés de noir. La poupée est l’âme collective de ce lambeau d’ombre, de ce groupe de conspirateurs dont on oublie bientôt l’existence. – Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant.
Quant à Chris Marker, il revient toujours, d’une manière ou d’une autre, au Japon et à son sujet de prédilection : les chats. Quand il parvient à conjuguer les deux, cela donne un livre très intéressant sur peu de choses, où il invente son pays idéal qu’il nomme Le Dépays.
Tu te demandais quelquefois comment ils voyaient les hommes, ces animaux. Pour les chats, il n’était pas si sûr que leur humain représente une personne unique : plutôt une espèce de troupeau, dont ils venaient vérifier avec curiosité s’il se présentait toujours dans le même ordre, vertical ou horizontal, ici la tête, ici les pieds. – Chris Marker, Le Dépays.
Les chats voient ce que nous oublions parfois : que sous cette enveloppe qui est la nôtre, grouille une multitude de voix qui cherchent à s’exprimer en outrepassant les prérogatives du moi.
Distendre le rapport exclusif du corps et de l’esprit est en général source d’aliénation ou d’horreur. Dans L’Invasion des profanateurs (Philip Kaufman, 1978), les habitants de San Francisco sont infectés par des spores venues de l’espace et remplacés durant leur sommeil par des clones qu’anime une même intelligence collective. Dans un contexte de guerre froide, il faut bien sûr y lire la peur du communisme et le sursaut d’horreur d’une société farouchement individualiste. Dans Severance, certains « employés de Lumon Industries […] voient leurs souvenirs dissociés entre leur vie personnelle (de 17 heures à 9 heures) et leur vie professionnelle (de 9 heures à 17 heures), sans communication possible entre les deux personnalités, le tout grâce à un implant dans la tête », écrivais-je en février dernier. Ce dernier cas est intéressant parce qu’il brouille les limites du consentement : les employés dissociés l’ont accepté en connaissance de cause, ils ont lu et signé un contrat, mais le double né du processus de dissociation n’a jamais eu le droit de choisir sa condition. Qui plus est, le seul moyen de se libérer de sa servitude serait pour lui de demander à son alter ego de mettre fin à son contrat, mais il disparaîtrait par la même occasion. La perversité du système tient à ce qu’il fait collaborer la victime à sa propre aliénation.
Autre exemple : la créature de Frankenstein est un assemblage sans nom de différents corps (littéralement sans nom – son créateur n’a même pas eu la décence de nommer sa création), privé d’âme puisque façonné par l’Homme et non par Dieu. Sont-ce les souvenirs des morts dont il est fait qui l’animent et le poussent à commettre ses crimes ? Je ne suis pas sûr que l’adaptation de Guillermo del Toro, que je n’ai pas encore vue mais qui semble atténuer la part d’ombre de la créature pour faire du créateur le seul et véritable monstre, suffise à renouveler le mythe. La créature est aussi un assassin, et à n’en faire qu’une victime, on perd une dimension importante du personnage – une contradiction, l’idée que l’on peut être plusieurs choses à la fois, sans que l’une annule l’autre.
La tension que recèle la prémisse ne se résout pas souvent de manière heureuse. Même David Cronenberg, si prompt à chérir ses mutants, assimile l’hybridation d’une mouche et d’un humain à une monstruosité qu’il faut éliminer. Or, il existe des mutualismes heureux, des hybridations possibles entre les corps ou les esprits. En tout cas, rien ne nous interdit d’en imaginer. Tenez, l’amour par exemple :
La transparence du monde tente de réconcilier deux notions inconciliables, que je se confonde avec l’autre sans l’annuler, être un et deux à la fois. Une fusion parfaite, comme celle d’Hermaphrodite et Salmacis, marquerait le retour à la discontinuité.
Le tiers esprit de Burroughs et Gysin est une manière d’échapper par l’écrit à la tentation d’assimiler l’autre. « Ces entrelacements de phrases éclectiques constituent, d’une certaine manière, l’équivalent stylistique des visions de chair bouleversée du Festin nu. » L’imagination fait jouer à plein le lien érotique qui « attache au moins deux corps l’un à l’autre sans toutefois annuler leur limite, au mieux l’estompe-t-il tout en l’interrogeant ».
Comme nous l’avions fait dans « Histoires en kit », je vous laisse déballer vos cadeaux et essayer vos nouveaux jouets.
- Collectez d’autres sources d’inspiration qui pourraient se rattacher à l’une ou l’autre partie de la prémisse, au besoin sollicitez un LLM, pour ouvrir le sujet.
- Définissez les axes selon lesquels interpréter et classer vos exemples : le consentement/non-consentement en est un parmi d’autres, comme le mutualisme/parasitisme.
- Trouvez une combinaison intéressante et/ou inédite. (Comme nous l’avons vu, Severance associe de manière surprenante le consentement au parasitisme. C’est ce qui fait l’intérêt de sa prémisse.)
Le but est que ce processus devienne à la longue inconscient.
Une chose n’est pas qu’elle-même. Elle peut en être une autre si on l’investit de son imagination, qui est avant tout amour. On aime tant ce sur quoi on écrit qu’on finit par s’y fondre pour mieux l’incarner. Une histoire ne se contente pas de raconter la transformation d’un protagoniste, c’est aussi en creux la transformation nécessaire de tous ses constituants, qui se mêlent les uns aux autres pour former un tout organique. Ce sont les seuls centaures dont nous aurons jamais besoin.
Mon projet du mardi m’accapare et m’enthousiasme de plus en plus. Il fait déjà plus de 11 000 mots, et il me reste au moins le double à écrire. Dans les mois à venir, je compte lui consacrer aussi mes vendredis, afin de profiter de mon élan actuel. Les membres continueront donc à recevoir deux lettres par semaine. Vous pouvez suivre avec eux les tribulations d’un Japonais au Mexique en vous abonnant au forfait Patronage pour 10 € par mois ou 100 € par an. Maintenant que j’y pense, son histoire ne dépareillerait pas celles que nous avons évoquées aujourd’hui, puisque lui aussi est hanté par un double depuis qu’il a réchappé d’un bombardement américain à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Aidez-moi à l’en délivrer.