J’expliquais vendredi dernier qu’en écrivant et pensant vite, vous parviendrez à polir vos phrases, à ôter les bouts qui en dépassent et trouver les raccourcis que la langue emprunte spontanément à l’oral (sans toutefois en importer les tics). La répétition, qui à première vue est un détour plutôt qu’un raccourci, est à bien y réfléchir une autre approche de la même pratique : on relit et réécrit la même phrase jusqu’à ce qu’elle soit souple et fluide, jusqu’à ce qu’en tombe tout ce qui n’est pas elle. Que cela soit en l’accélérant ou en la répétant, vous obtenez la même usure des couches superficielles de la pensée, afin d’atteindre les profondeurs où tout devient clair. Enfin, j’espère.

Je le fais à la volée en lisant toujours les mêmes histoires à mes filles. L’habitude que j’en ai est ce qui me permet de les raconter à ma façon. Il s’agit souvent de fondre davantage les dialogues dans la narration, parfois d’éviter une redondance ou une étape intermédiaire dans le développement de l’action – jamais de réécrire l’histoire. On m’en empêcherait, et la Police de la lecture viendrait m’arrêter pour non-conformité narrative. C’est un rituel trop sérieux pour être bâclé.

Cette idée d’usure par la répétition me ramène encore au zen. Je le dis depuis longtemps, c’est ce qui s’approche le plus, sur le plan spirituel, d’une discipline artistique. Notamment en ceci : la pratique y est sa propre fin, et incite le pratiquant à être présent à ce qu’il fait (aussi triviale soit la tâche qui lui incombe) et à ce qu’il ressent, sans jamais s’y attacher. Dans le zen, du moins pour l’école Sōtō[1] avec laquelle je suis le plus familier, pratique et éveil ne font qu’un. On ne pratique pas zazen pour atteindre l’éveil, mais rester ainsi assis est déjà l’éveil. Pareil pour l’écriture : on n’invente pas une histoire avant de l’écrire, on ne la prévoit pas pour mieux la raconter, les deux phénomènes se confondent.

J’ai demandé au Chat de Mistral (en attendant que Claude daigne me répondre) quelle était la place de la répétition dans l’enseignement zen, et comment un apprenti écrivain pourrait s’en inspirer pour s’améliorer. Nous sommes allés loin, jusqu’à Barthes et « La Mort de l’auteur », et un peu au-delà encore. Comme j’avais mentionné au cours d’une précédente conversation le club et notre cycle actuel (et j’aurais aimé moins de perméabilité entre les contextes respectifs de nos échanges), il m’a fourni pour chacune de ses réponses des exercices très peu zen à pratiquer, que je n’ai pas eu le cœur de réfuter devant lui et ne m’empresserai pas de vous donner. Je lui ai toutefois fait remarquer que, pour être zen, une pratique doit être sa propre fin. Quand le moine trace d’un seul coup de pinceau un ensō, il ne le fait pas pour que le suivant soit meilleur, il le fait dans le seul but de le faire. Il peut éventuellement s’améliorer au fil du temps, mais ce n’est pas pour ça qu’il le trace (et s’il cherchait à bien faire, il ruinerait à coup sûr sa pratique, comme je le vois avec les « bons élèves » qui s’appliquent trop à bien écrire). Un exercice n’est jamais zen : on le fait pour s’améliorer, en vue d’acquérir une nouvelle compétence ou avant d’entamer un projet plus ambitieux, enfin, toutes ces choses dont l’école vous dégoûte très vite. Comme a dit un jour un grand maître zen, « Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n’y a pas d’essai. » C’est pourquoi je ne donne jamais d’exercices aux membres du club. Je trouverais ça grossier.

C’est ce qui me rend si perplexe, peut-être même sceptique (mais assez indifférent pour ne pas appeler au Jihad butlérien), quant à l’écriture « assistée » par IA. De tels outils s’interposent entre moi et ma pratique, créent en moi l’attente d’un résultat, etc. Au mieux, ils m’obligent à devenir l’éditeur/monteur des rushes qu’ils me soumettent, là où je pourrais écrire et monter dans la foulée, sans attendre leurs réponses. Sans intermédiaire. Qui plus est, ils ne répondent jamais à la question que tout le monde me pose : « Que dois-je faire ? ». La technique seule limite et ne vaut rien sans vision. Or, ces outils n’aident pas à cultiver un regard autonome, tout au plus nous renvoient-ils un reflet déformé de ce que nous sommes. Seule une pratique prolongée dispense le genre de compréhension profonde et intuitive, que ce soit du monde ou de l’écriture, qui manque tant au débutant et dont ces outils le détournent peut-être.


J’aimerais finir en partageant avec vous une réflexion très zen que j’emprunte à un essai de Kijū Yoshida, « Ma vision du cinéma, une logique de la négation de soi » (trad. Mathieu Capel) :

Ces dix dernières années, ce à quoi je me suis obstinément attaché, ce que je n’ai cessé d’attendre, c’était de faire un film qui ne puisse devenir mon film. De renverser le rapport regardant/regardé qui lie réalisateur et spectateurs. D’accomplir ni plus ni moins ce paradoxe : qu’un film, au cours de sa fabrication, à mesure qu’il me dévoile, m’appartienne de moins en moins.


  1. Dōgen, qui a importé cette école chinoise au Japon, a fondé près de Fukui le temple Eihei-ji, aux environs duquel Kijū Yoshida s’est réfugié la nuit où sa ville natale fut bombardée par les Américains, comme je l’ai raconté à deux reprises de deux manières différentes (et parfois contradictoires). Répéter, c’est aussi ne pas s’attacher à une variante plutôt qu’à une autre. C’est admettre différentes possibilités sans présumer de leurs qualités respectives. Ne forcez pas les choses à aller dans votre sens, elles finiront toujours par revenir vers vous, d’une manière inattendue. ↩︎