Au lieu de la considérer comme pure invention, j’envisage la fiction comme un éloignement progressif du réel pour mieux le révéler.
J’ai fourni à Claude cette phrase tirée de la lettre 142 et je lui ai demandé de me définir les différents degrés d’éloignement du réel. Il s’en est plutôt bien tiré ; j’avais déjà en tête, sans trop réfléchir, un peu plus de la moitié de ce qu’il a trouvé, et il m’a fourni le reste, non sans que je lui demande au passage quelques révisions. Comme cette conversation bénéficiait du contexte partagé d’un même projet (je vous recommande fortement d’utiliser cette fonctionnalité), il a pris l’initiative d’imaginer des exemples en se basant sur nos précédentes conversations ayant trait à l’essai de Yoshida et à mes tentatives de le fictionnaliser.
Ces 9 degrés d’éloignement du réel vous aideront à considérer la fiction comme une aura qui entoure les êtres, un potentiel qu’il s’agit de réaliser par l’écrit, un possible adjacent.
- Le premier degré consiste à raconter au passé une expérience personnelle. Le déplacement rétrospectif, minimal s’il s’agit d’un journal tenu au quotidien, considérable s’il s’agit de mémoires ou de confessions, crée une distance entre le moi qui raconte et le moi raconté. On ouvre ainsi un espace où développer une histoire qui touche encore le réel, mais commence à s’en détacher par le tri de la mémoire. Un débutant qui peine encore à écrire des phrases devrait commencer par là, sans s’encombrer du moindre effort d’invention. Rien qu’en changeant de temps, il choisit de se rappeler certains choses, d’en oublier d’autres, et même sans inventer ne crée pas moins.
- Le changement de pronom – passer du je au il/elle, voire au tu/vous (que j’aime beaucoup, malgré son manque de discrétion) – ouvre la possibilité d’un nouvel espace, où l’auteur cesse d’être le simple narrateur de sa vie passée et devient un personnage, qui lui est certes encore attaché, mais distinct. Vous irez déjà loin rien qu’avec ces deux premiers degrés.
- Au-delà, les noms commencent à changer. Vous pouvez vous contenter d’une initiale en lieu et place du nom complet, les lettres absentes suffisent à suggérer qu’un modèle existe derrière le personnage, même si ce n’est pas vrai. Comme je l’ai fait mardi, il faut parfois inventer un prénom pour individualiser une personne (comme tout un chacun, elle a droit à un nom, sa vie ne se résume pas à sa fonction, etc.), et ce faisant, la transformer en personnage.
- Un personnage est rarement la transposition dans la fiction d’un seul modèle avéré, mais l’amalgame de plusieurs sources d’inspiration. On compose un personnage avec différents détails empruntés à différentes personnes ; pris séparément, aucun ne suffit, mais conjugué aux autres, chacun s’illumine. Par cette multiplication des sources, le personnage ne dépend d’aucun modèle et s’émancipe du réel.
- La vie étant mal faite, nous éprouvons parfois (souvent ?) le besoin de retoucher ou d’inventer certains détails matériels, de changer la texture de la réalité, pour raconter une histoire plus intéressante. Aucun détail mentionné dans une histoire n’est anodin, sinon il serait tu, aussi faites que chacun compte. Gracq, qui ne prisait que le fictif dans le roman (« dans un ouvrage de fiction, il ne m’est pas possible de laisser subsister un seul nom de lieu réel »), note que, dans La Chartreuse, « la ville fort authentique de Parme se trouve déréalisée subtilement par l’implantation de la tour Farnèse » (En lisant en écrivant).
- Quand altérer la simple fabrique du réel ne suffit plus, il faut déplacer tout ou partie du cadre pour pouvoir l’habiter. Que le déplacement soit géographique (« L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps », seconde préface à Bajazet, 1675) ou temporel (le même Racine parle autant de Louis XIV que de Titus dans Bérénice), il permet d’aborder avec tact des problèmes qui sans cette transposition seraient trop douloureux ou dangereux à traiter. Ce décentrement stimule aussi l’imagination en la forçant à combler le manque de données.
- La chronologie même des événements survenus est malléable. Il faut parfois intercaler une scène imaginaire entre deux événements avérés pour mieux rendre compte de ces derniers, ou les inverser pour accroître l’effet de la chute.
- L’avant-dernier degré est peut-être le plus important : le temps narratif n’est pas continu et uniforme, mais connaît de brusques accélérations ou d’interminables ralentissements, sans parler des ellipses. Ces phases de dilatation et de compression permettent d’accorder tout l’espace aux choses intéressantes de la vie, où que vous les trouviez, et d’en supprimer tout le prosaïque (par opposition au significatif). Dans Vers le phare, Virginia Woolf consacre plus d’une centaine de pages à une seule journée, et saute par-dessus une dizaine d’années et une guerre mondiale en moins de 20 pages.
- Enfin, l’asymptote inaccessible, la dangereuse tentation : l’invention pure. Ne jamais commencer par là. « Évite les sujets trop vastes ou trop lointains où rien ne t’avertit quand tu t’égares. Ou bien n’en prends que ce qui pourrait être mêlé à ta vie et relève de ton expérience. » (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.)
Quelques lecteurs pourront s’étonner qu’on ait osé mettre sur la scène une histoire si récente, mais je n’ai rien vu dans les règles du poème dramatique qui dût me détourner de mon entreprise. […] Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous : major e longinquo reverentia. L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps, car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu’ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des moeurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre. – Racine, seconde préface à Bajazet, 1675.
Un sujet qui vous porte peut être déplié à l’infini, il n’y a pas d’éloignement qui ne vous soit inaccessible, si tant est que vous commenciez au premier degré avant de gravir les échelons supérieurs. L’important est de rester ouvert à ces développements inattendus, de les accueillir et de modifier au besoin le plan d’ensemble.
Certaines choses stimulent plus que d’autres votre curiosité. Apprenez à les repérer et à vous y abandonner.