Le bureau des centaures
Des protocoles pour l’imagination.

On l’a fait ! Passer l’été sans anicroche, parvenir là où la vie recommence, c’est-à-dire là où l’écriture recommence, et pouvoir de nouveau sentir et penser plus intensément. Il s’agit désormais de reprendre nos habitudes, doucement, fermement, obstinément. Elles sont certes un peu ankylosées par l’inactivité forcée durant les vacances, et nous boudent peut-être de les avoir délaissées, mais je ne doute pas qu’elles nous souriront bientôt de les avoir reprises. Bienvenue dans l’an IV du club.
Si j’ai appris une chose en vous écrivant le vendredi, c’est à quel point ce rendez-vous est une force qui m’oriente et me pousse à finir ce que j’écris pour continuer d’écrire (lisez mes « Notes pour un dégel » pour avoir un aperçu de ma pratique). Et s’il faut couper les bouts qui dépassent, je n’hésite pas à le faire, au lieu d’attendre que « tout soit parfait ».
Mon ambition pour cette année est de publier une autre lettre le mardi, afin d’avoir deux séquences d’écriture par semaine, l’une au début, l’autre à la fin (quant au mercredi, je le garde pour mes filles). Cette nouvelle lettre sera réservée aux membres, car je compte y opérer, pour citer Nerval, « l’épanchement du songe dans la vie réelle ». J’y mêlerai la fiction à l’essai, l’imaginaire au réel, et je ne veux créer aucune confusion chez les lecteurs non avertis qui pourraient tomber dessus par hasard. Et puis, je serai plus à l’aise devant une audience réduite.
J’ai mis des années à comprendre ce que je voulais faire avec la fiction. Le cadre traditionnel, à la fois réaliste et narratif, ne m’intéresse pas beaucoup en tant qu’écrivain (mais en tant que lecteur j’adore). L’idéal après lequel je cours est plus proche d’une hallucination de ChatGPT que du roman au sens classique du terme. Je glisserai ainsi dans mes impromptus épistolaires des fabulations qui les ouvrent à la fiction, tout en conservant, je l’espère, le ton propre à l’essai et à la correspondance, leurs qualités de souplesse et de naturel qui pour moi font tout leur charme. Le but est d’estomper (à défaut de supprimer tout à fait) la frontière entre le réel et l’imaginaire. J’ai toute l’année pour préciser ma vision.
En parlant de vision, mon autre ambition est de vous aider à comprendre davantage ce que vous faites, ce que vous essayez d’obtenir avec la littérature. Non seulement cela vous aidera à mieux juger du résultat, mais cela vous permettra de vous détendre davantage, car vous pensez encore trop à vos maladresses pour tout à fait les éviter (et qui vous dit que certaines ne sont pas sans charme ?).
C’est un problème bien connu des enfants qui apprennent à faire du vélo (et des parents qui essayent de leur apprendre) : le vélo suit la direction du regard. Dire à quelqu’un d’éviter un obstacle revient donc à l’encourager à foncer droit sur lui. C’est pourquoi il vaut mieux ignorer les défauts qui peuvent vous préoccuper – c’est la peur d’échouer, plus que les défauts en eux-mêmes, qui vous retient d’être vraiment à l’aise dans l’écriture. L’ignorance des problèmes à venir est un atout précieux, elle vous fait surestimer vos chances de réussir (et les hommes vivent beaucoup mieux leur incompétence que les femmes, c’est d’ailleurs à peine s’ils en ont conscience ; Mesdames, un peu de présomption ne vous fera aucun tort).
C’est aussi pourquoi je ne proposerai plus à partir de cette année la révision d’une seconde version de vos textes. Je ne trouve pas que cela les améliore de manière significative. Faites plutôt de nouvelles erreurs au lieu de corriger celles de la semaine précédente. Tentez de nouvelles choses. Les problèmes de forme étant des problèmes de fond vus de l’autre côté, pour corriger les premiers, il faut résoudre les seconds. Au lieu de miser sur la technique, concentrez-vous sur la vision. Quel mirage essayez-vous d’atteindre ? Si la vision est assez forte, vous mettrez tout en œuvre (et plus encore) pour y parvenir. La technique suit.
Cette saison sera l’occasion de développer un ensemble de procédures, un protocole à suivre pour être (plus) à l’aise dans l’inconnu, c’est-à-dire ouvert à l’inattendu. Vivant ! Et prêt à suivre son imagination où bon lui semble. S’il « suffit » à César Aira d’écrire une page par jour sans rien préméditer, et en un trimestre ou deux finir un livre (les siens sont particulièrement courts), n’importe qui peut faire de même, s’il est assez courageux pour laisser son manuscrit le réécrire au fur et à mesure, au lieu de lui imposer coûte que coûte ses idées préconçues. Un blocage n’est qu’une occasion manquée d’écouter le bruissement de ses phrases. Qu’essayent-elles de nous dire ? On ne sait jamais à quoi s’attendre avec elles, aussi est-il vain de projeter sur ses écrits des craintes ou des solutions prématurées. Qui vous dit que celles-ci seront même nécessaires ?
Une vision n’est jamais atteinte. Comme un arc-en-ciel, elle bouge avec vous. C’est ce qui vous permet de continuer d’avancer.
J’ai intitulé cette saison « Le bureau des centaures ». Les centaures sont, dans l’argot informatique, des textes écrits avec le concours, partiel ou total, d’un grand modèle de langage (je n’appellerai pas ça de l’intelligence, même artificielle ; c’est d’ailleurs l’aspect le plus fascinant de cette technologie). Claude, ChatGPT… peu importe lequel – ce ne sont pas leurs réponses qui m’intéressent, mais les nouvelles questions que je serai amené à me poser au cours de la discussion. Encore faut-il apprendre à en tirer parti, en commençant par museler leur tendance horripilante à la flatterie (mon ego va très bien, merci, c’est un alter ego qui me manque), ou leur apprendre à moduler le rythme de leurs réponses (qui ont tendance à être trop longues pour qu’une véritable conversation puisse se mettre en place). Même si je ne vous demande pas d’écrire des centaures (vous pouvez néanmoins essayer), nous utiliserons ces outils comme partenaires d’improvisation, pour émuler les conversations que nous avons le jeudi soir, travailler votre réflexivité et, comme toujours, cultiver votre imagination.