L’autre ne suffit pas
Votre compassion vous perdra.

Dans son dernier roman, Paris dans tous ses siècles, Charles Dantzig invente une « grande sœur » à un jeune artiste mal aimé par ses parents. Dans un long monologue qui est pour moi le passage le plus émouvant du livre, elle se confie à un amant d’un soir sur cet « ami d’adolescence » qui l’a bouleversée :
Quand je l’ai connu, il était triste comme une cape à un portemanteau. Son père ne s’est jamais occupé de lui, ce qui est plutôt bien vu sa conception sinistre de la vie, et sa mère était si cruelle qu’elle lui avait inventé des souvenirs d’enfance où il avait toujours tort.
J’ai décidé de le rendre à lui-même, enfin à ce qu’il me semblait devoir devenir. On lui a inculqué qu’il avait toujours tort. Il s’excusait d’exister. Et moi j’ai fait en sorte de devenir sa sœur. Attention ! pas sa petite sœur, sa grande sœur. J’ai agi, sans jamais rien annoncer, expliquer, analyser, rappeler, contredire, posant des faits, de manière à lui prouver ses qualités.
Comme d’autres personnages du livre, sa mère par exemple, son travers est de vouloir « améliorer » l’être aimé, de le faire coïncider avec la vision idéale qu’elle en a. Toi qui prétends m’aimer, es-tu bien sûre de ne pas préférer l’idée que tu te fais de moi ? L’autre ne te suffit pas, il faut encore que tu projettes sur lui des ambitions qui ne le concernent pas. Non seulement nous ne méritons pas ta compassion, mais certains ne la désirent pas. Et tu t’attends à ce qu’ils te remercient de vouloir les changer ? Ne va pas te plaindre si tu te perds ; c’est ta faute, aussi, quelle idée d’aimer une idée. On ne change personne que soi-même, éventuellement.
Je n’imaginais pas trouver dans le dernier Alien un autre personnage de grande sœur, tant historiquement la série est dominée par l’image de la mère gestante – jusqu’à l’ordinateur de bord qui s’appelle MOTHER. L’héroïne doit veiller sur son « frère » androïde, trop obsolète pour être autonome. Mais dans son cas, il suffit d’une puce dérobée à un autre synthétique pour le mettre à niveau. Elle comprend hélas un peu tard que « le mieux est l’ennemi du bien » et qu’il risque de la perdre, elle et tous ses amis. (Le mieux est en fait un agent double qui œuvre pour le bien et le mal, sans qu’aucun des deux camps ne sache à l’avance qui bénéficiera de sa prochaine audace. Cela explique bien des chefs-d’œuvre, il me semble.)
Comme les lunettes spéciales d’Invasion Los Angeles, le film de John Carpenter, les thèmes que nous choisissons révèlent et occultent tout à la fois, dissipent l’illusion pour montrer à leur porteur une réalité sous-jacente, des niveaux inédits de sens qui vivifient et complexifient notre expérience de la vie. Les bons thèmes (mais ils le sont tous, dès qu’on les pousse un peu, en profondeur et en ampleur, jusqu’à ce qu’ils deviennent le monde), les bons thèmes altèrent notre regard, l’orientent en excluant tout ce qui n’est pas eux, pour créer une vision partielle et polarisée du monde, un palais des glaces qui en propage les reflets dans chacun de ses recoins. S’en dégage une impression de cohérence qui n’est qu’un trompe-l’œil. (Je comprends mieux les conspirationnistes, qui peaufinent leurs lunettes toute la journée et sans doute jusque dans leurs rêves, pour ne plus voir l’œuvre du hasard, mais une construction bien ordonnée et rassurante.) Vous ne devez pas résister au phénomène mais vous y abandonner. Depuis que je me suis mis en quête de nos sœurs perdues, je les vois partout, les invente au besoin, en élargissant au fur et à mesure l’acception de l’expression.
Il y a le sens littéral, de sœur perdue par le mariage, la déchéance sociale ou la mort, éventuellement retrouvée à travers son double, complaisant ou récalcitrant. On commence déjà à s’éloigner du sens littéral. Arrive Ariane, demi-sœur du Minotaure, au tueur duquel elle est promise, et qui l’abandonnera sur une île pour voguer vers d’autres gloires. On se rapproche du sens figuré, de l’idée de femmes sacrifiées (mon correcteur automatique avait écrit scarifiées, mais ça convient aussi) aux récits et à l’ego de l’homme vestigial, qui les pousse hors de l’histoire, hors de leur corps, dont il doit bien se servir s’il veut se reproduire. Faites place au mâle ! Enfin, dans L’Enfance d’un chef de Brady Corbet, pour lequel l’élargissement de sens est peut-être maximal, il n’y a pas à proprement parler de sœur perdue, mais plissez un peu les yeux et vous l’apercevrez, prisonnière du corps immature de son hôte, qui doit la faire taire s’il veut imposer sa force.
Comme le monde, votre regard n’est jamais innocent ; les thèmes que vous choisissez de « porter » transforment l’un et l’autre. Mes sœurs perdues n’existaient pas avant que je les cherche, et maintenant que je les ai trouvées, j’en vois d’autres se lever, partout, tout le temps. Où que se porte mon regard, le monde semble en être saturé. Je lui force certes un peu la main, mais il ne se fait pas tant prier que ça, je crois. C’est le retour d’un impensé à l’œuvre dans des récits écrits à notre seule gloire, dont l’effacement du féminin est peut-être une condition préalable (sœur sacrifiée façonne le héros), et ce spectre continuera de nous hanter tant que nous chercherons à l’ignorer. Vous aussi, vous avez des sœurs partout.
Cette semaine sur le blog : Le rêve de l’hôte, L’alien tue, le fan service aussi & Votre voix si belle.
De mes archives · jan. 2019
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