La liberté de feindre

La liberté de feindre est le bien le plus cher de l’écrivain, dont on dira encore qu’il n’est pas seul dans sa tête.

La liberté de feindre
Jacques Callot, « L’homme masqué aux jambes torses », Les Gobbi, 1616.

À la seconde où j’ai découvert l’ironie, j’étais piégé. Je ne pouvais plus m’en passer, comme d’un vêtement trop confortable pour mon propre bien, qui ne gêne pas les mouvements mais au contraire les encourage, et même les initie – en ce sens, l’ironie est précisément une muse –, et crée un jeu entre le corps et le tissu qui autorise beaucoup de souplesse dans l’interprétation. J’ai mis du temps à m’en défaire.

La pensée devenait ce processus étranger, plus gigue que sarabande, qui semblait se passer ailleurs que dans ma tête. Les idées flottaient tout autour de moi, dans cet écart qu’ouvre l’ironie pour qui sait l’invoquer, prêtes à être saisies, malaxées et recombinées selon leur potentiel. Plutôt que de m’intéresser à une idée parce que c’était la mienne (quelle arrogance doublée d’ignorance), c’est parce qu’elle semblait intéressante que je la faisais mienne. Je n’étais plus celui qui pensait et exprimait ses pensées, mais un simple intermédiaire. Je me libérais de moi.

L’ironie m’a initié aux joies de la fiction et à la nature analogique du langage, où « une chose peut en être une autre » (Cormac McCarthy, « The Kekulé Problem », Nautilus, 2017). Ah, on peut penser ce qu’on ne pense pas, et dire ce qu’on ne dirait pas soi-même – échapper à son ego, qui est bien peu de chose face aux multiples vies imaginaires qui s’agrègent en nous comme un égrégore. La liberté de ne pas être soi ! (Je comprends bien sûr la part de timidité, de pudeur et de protection que cela impliquait de ma part.) Toutes les possibilités moins une m’étaient offertes, tout un répertoire de personnages s’ouvrait à moi. Le pacte semblait honnête.

Je ne saurais précisément dater cette découverte pour l’édification de mes biographes, mais je dirais qu’elle est survenue autour de mes 15 ans. Peut-être l’un des rares domaines où je me suis montré précoce, en avance d’un ou deux semestres sur mes camarades de classe, et cela suffit à créer des malentendus.

Dans un entretien accordé l’année dernière au New York Times, Christopher Walken a dit quelque chose qui me semble très révélateur de son style : « Parfois, je fais des choses dans le seul but de m’amuser. J’ai joué des scènes en me prenant pour Elvis, Bugs Bunny ou un commandant de sous-marin. Mais je ne le dis à personne. » Voilà, s’accorder la liberté de feindre, c’est ajouter à la vie (et certains mauvais scénarios) un sous-texte qui les rend très intéressants. Le charnier refleurit, on ne veut plus s’en extraire, mais cueillir un dernier bouquet d’images.

— Et ceci aussi : qu’il a toujours détesté la moindre ponctuation dans ses scénarios, qui marque « la fin d’une pensée et le début d’une autre, alors que dans la vie, les conversations sont plus sommaires. Les phrases se chevauchent. Les pensées se chevauchent. » De là le rythme syncopé de son phrasé.

Je pourrais ajouter la liberté de feindre à la liste secrète et nombreuse de mes devises. Lucien de Samosate emploie cette expression géniale au début de ses Histoires vraies pour se moquer de la convention consistant à faire accroire une fiction, c’est-à-dire à faire passer des faits imaginaires pour des faits avérés, afin que le lecteur suspende son incrédulité ou tout bonnement en vue de l’abuser. Mais il se trompe à son tour en les présentant comme des mensonges. La liberté de feindre n’est pas l’énigmatique et menaçant « Je ne suis pas ce que je suis » de Iago. Une fiction ne relève ni de la vérité ni du mensonge, c’est un tour de magie plus ou moins probable :

Dans la fiction narrative, on ne dit pas le faux pour que quelqu’un y croie, ni pour lui nuire : on construit un monde possible et on demande au lecteur ou spectateur complice d’y vivre comme si c’était un monde réel et en acceptant les règles qui y sont en vigueur […]. — Umberto Eco, « Dire le faux, mentir, falsifier », Sur les épaules des géants.

Umberto Eco procède dans le même essai à une distinction qui m’est précieuse : dissimuler (ne pas montrer ce que l’on est) n’est pas simuler (montrer ce que l’on n’est pas). Autrement dit, feindre n’est pas tromper – car on ne veut pas être cru ! Être pris au premier degré, alors même qu’on s’amuse à être autrui et ailleurs, a toujours quelque chose de navrant. Le paradoxe fondamental de la fiction n’est pas le mentir-vrai ou autre mensonge qui dit la vérité, mais celui-ci : croire à une fiction, c’est la nier.

Il faudrait que Verdier pense à rééditer la traduction française du traité De l’honnête dissimulation de Torquato Accetto (1641), dont le peu qu’en cite Umberto Eco donne envie de lire le reste : « qui ne sait pas feindre ne sait pas vivre », « un voile composé de ténèbres honnêtes […] par quoi on ne forme pas le faux mais on donne quelque répit au vrai », « sur les excellents dissimulateurs qui ont existé et existent, on n’a aucune information ».

Quelque répit au vrai. Quand les circonstances deviennent pressantes, que le réel s’impose un peu trop à nous, il est possible de prendre congé de soi et du monde. La fugue parfaite.