Intermède à rebours

Des phrases qui dansent aux histoires qui chutent, il n’y a que la lente progression d’une pratique régulière et délibérée.

Intermède à rebours
Utagawa Hiroshige, Montre de poche (détail), vers 1823.

Depuis trois cycles que nous pratiquons ensemble l’écriture que seuls d’hâtifs imprudents ont pu appeler créative (destructive serait plus juste) en tenant cette étrange conversation épistolaire, dans laquelle je vous confie le vendredi soir mes chères contradictions à méditation lente, tantôt rêveuses et mélancoliques, tantôt spiralées comme le temps, parfois même empreintes d’une certaine bonté amère, pour recevoir en échange, à l’heure où point l’angoisse du dimanche soir, vos proses impromptues souvent étonnantes, en trois cycles vous avez sacrément progressé – sans que j’y sois bien sûr pour quoi que ce soit – la discipline, une pratique régulière et délibérée priment tous les conseils – et je peux avancer sans trop risquer de me tromper que vous savez désormais écrire des phrases qui dansent – bravo ! hourra ! n’en tombez pas non plus de votre chaise – et qui, pour les meilleures d’entre elles, sont moins longues que celle-ci.

Et cela sans effort, n’est-ce pas ? Toute discipline n’est pas sévère. Je ne suis pas de ceux qui célèbrent l’effort à tout prix (la grâce l’ignore, vilaine), la « valeur-travail » des économistes et autres économes du plaisir, les beuglements désespérés des stackhanovistes de la perfection : à quoi bon déclamer dans son gueuloir quand on peut y danser en aimable compagnie ? J’en profite pour vous remercier de la vôtre, toujours attentive et attentionnée, et je ne peux que tenter de vous rendre la politesse.

Je vais donc enfin pouvoir délaisser le rôle ingrat du sergent instructeur que je tenais bien malgré moi, contreforme à contre-cœur, pointant d’un doigt timide mais sévère les clichés des uns et les rythmes à retendre des autres, les phrases qui ne savent pas finir ou celles qui finissent trop tôt, la ponctuation vacillante de toutes et tous – pour endosser l’habit bariolé ô combien plus réjouissant de maître de jeu.

Il est désormais temps de travailler à une échelle plus grande que celle de la phrase et d’apprendre à lancer et finir une histoire, aussi petite soit-elle. Le mieux est encore de commencer par la fin…

… mais précisons d’emblée que, malgré la consigne donnée, toutes les histoires soumises au club ne sont pas forcément fictives. J’officialise ainsi la présence, parmi vos contributions, de textes très personnels, d’autant plus intéressants qu’inclassables, qui passent régulièrement en contrebande dans le lot de fictions de poche que je reçois tous les dimanches. Et c’est déjà un pied dans la porte entrebâillée de la fiction vue comme un éloignement progressif du moi, si tant est que l’on souhaite ouvrir cette porte, qui est une possibilité comme une autre de l’écriture. Je faisais mine jusque-là de prendre ces textes pour des fictions (après tout pourquoi pas ?) afin de ne pas pousser la politesse jusqu’à la confidence, et surtout pour vous apprendre à créer un écart intérieur entre le moi et le je, entre auteur et narrateur. Plus l’écart est grand, plus vous vous ouvrez au jeu de la fiction. (Encore une fois, bien d’autres tables sont disponibles au casino de la littérature. Essayez aussi le baccara.) On pourrait, je crois, dire à son moi ce que Daisy confiait à Gatsby avant de le perdre : « J’aimerais tant attraper un de ces nuages roses et vous mettre dedans, puis vous pousser au loin. » Nous allons dorénavant travailler un double éloignement : de la phrase vers l’histoire d’une part, et, pour celles et ceux qui le souhaitent, du moi vers la fiction d’autre part.

Commençons donc par la fin, en fixant pour l’histoire de ce week-end un repère temporel où s’arrêter, de quoi à la fois orienter et borner le récit, ce qui devrait vous aider à le faire progresser. Il s’agit autrement dit d’un compte à rebours, ce que Chuck Palahniuk appelle une horloge dans Consider This, son essai sur l’écriture. Biologique ou mécanique, littérale ou symbolique, l’horloge peut être n’importe quoi : le compte à rebours d’une bombe, bien sûr, mais aussi le dénouement d’une grossesse, le naufrage annoncé (pour nous, pas pour les passagers) du Titanic, le lever du soleil craint par le vampire, l’heure d’arrivée d’un train, la dernière insomnie d’un condamné à mort, la réserve d’oxygène d’un plongeur, etc. Tant qu’il y a progression quantifiable et bornée, il y a compte à rebours et possibilité de régler dessus la transformation du protagoniste.

Pour laisser à vos histoire le temps de s’élever et redescendre avec panache, j’augmente votre quota hebdomadaire de mots à un glorieux 750. Que chaque mot compte.