Les rêveries du flâneur mélancolique

Pourquoi ma perception décalée du temps tient de ma propre mélancolie.

Les rêveries du flâneur mélancolique
Odilon Redon, Mélancolie (détail), 1876.

C’est en voyant Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg, que j’évoquais en passant la semaine dernière, que j’ai pris conscience de ce que ma perception décalée du temps, « l’impression de vivre mon présent au passé », tenait de ma propre… mélancolie ? Je cherche un terme plus juste, moins chagrin… Le spleen baudelairien, avec sa part de dégoût de la vie, serait bien lourd à porter, tout comme le han coréen, trop proche du ressentiment, du moins tel que je le comprends. Peut-être la saudade portugaise, cette langueur de l’espoir ? Mon indécision est en soi un indice : « C’est une caractéristique du tempérament saturnien, écrivait Susan Sontag dans Sous le signe de Saturne, que d’éprouver son intériorité comme un boulet et d’en faire reproche à la volonté. » Admettons donc pour le moment la mélancolie, dans l’acception la plus légère que vous puissiez concevoir, et qui n’exclurait pas la gaieté, compagne idéale de Saturne. Non que je souhaite en guérir, car je ne crois pas qu’il s’agisse d’une maladie, mais il faut d’abord nommer ses contradictions pour méditer dessus et, éventuellement, apprendre à vivre avec.

Mais où est-il passé ? On ne retient pas longtemps le mélancolique, déjà parti flâner ailleurs, dans le passé ou le futur, jamais ici et maintenant. C’est un piètre convive, dont l’ingratitude pour son hôte n’a d’égale que la volatilité de son attention diffractée par le temps : il glane au loin ce qu’il ne sait pas trouver auprès de lui. Donald Sutherland, dans Ne vous retournez pas, interprète le mélancolique type (John Baxter) qui, n’habitant pas le présent, ne peut jamais en faire l’expérience. C’est ce qui finira par le perdre.

Donald Sutherland et Julie Christie (© Mary Evans / Alamy).

Accompagnée de sa femme Laura, incarnée par la sublime Julie Christie, il travaille à Venise à la restauration d’une église aussi décrépite que le reste de la ville. Il doit notamment rénover une mosaïque dont le sort semble indifférer tout le monde, évêque compris, mais qui permet au réalisateur de filer le motif, chez lui habituel, de la mosaïque temporelle, qu’il poussera à son paroxysme dans Enquête sur une passion (Bad Timing). Le temps n’est pas chez Roeg linéaire ou objectif, mais subjectif et constitué d’un entrelacs de différents courants de souvenirs, les uns venant du passé, les autres de l’avenir. Roeg les empoigne et tisse une tapisserie qui spatialise le temps et invite à y flâner.

Sutherland, très fin comme d’habitude (mais cette perruque !), se démène ainsi entre un traumatisme qui ne cesse de refluer en lui et une catastrophe à venir dont il ne sait pas voir les signes avant-coureur. Ou plutôt, médium qui s’ignore, il voit sans le savoir des prémonitions de sa propre chute. « Nothing is what it seems. » (Il ne pense pas si bien dire.) Il sera beaucoup question de chutes tout au long du film : de Laura, prise d’un malaise après la rencontre d’une voyante, de John du haut d’un échafaudage, de leur fils resté en pension en Angleterre, et bien sûr de leur fille Christine, au début du film, dans l’étang de leur propriété où elle se noie. Chaque miroitement de la lagune renvoie au couple le souvenir de cette mort, atroce entre toutes, qui persiste dans le présent, aussi anachronique que la cité lacustre.

Je viens de revoir le début du film, et la scène au ralenti du père soulevant hors de l’eau le corps inerte de sa fille est de celles qui vous marquent à jamais. La perte est irrémédiable, et il semble le savoir avant même de plonger, comme il a accouru dans le jardin avant même que son fils ne l’alerte. On ne voit pas ce qu’il contemple ainsi, enfoncé dans l’eau jusqu’à la taille, pendant un temps qui semble interminable. Est-ce le corps immergé de sa fille, ou l’annonce d’un autre désastre qui se superpose à son propre reflet et le brouille ? Cette attente insupportable est la réussite de la scène.

John n’aura de cesse de chercher dans les eaux de Venise, ce palais miroitant, le reflet mouvant de sa fille. La fillette au ciré rouge qu’il aperçoit de-ci de-là le long des canaux, n’est-ce pas Christine ? Ou du moins une autre fille du même âge qu’elle, comme elle vêtue de rouge, qu’il pourrait protéger (un tueur en série rôde à Venise) contre la rémission de sa négligence passée ? Une seconde vie ? La silhouette se détache nettement de l’arrière-plan aux couleurs terreuses d’une Venise délabrée qui s’enfonce dans sa lagune. Tout dans le film signale le naufrage d’une civilisation à bout de souffle, jusqu’à l’hôtel où séjourne les Baxter, qui va bientôt fermer pour la morte-saison, ses meubles déjà recouverts de draps blancs.

Même la très belle scène d’amour conjugal, qui a tant fait parler d’elle à la sortie du film, est minée par le montage comme pour mieux attester de sa fugacité. Poignante tentative de reformer un couple par-delà le deuil, elle est diffractée et montée en parallèle avec la séquence suivante qui montre les époux s’habiller pour dîner en ville (et s’y perdre). Comme si l’intime et ardente invitation au présent qu’est le sexe était vécue comme un souvenir.