Hommage aux précurseurs

Inventés par la postérité qu’ils annoncent, voici les précurseurs.

Hommage aux précurseurs
Jean-Pierre Simon, Prospero, Miranda, Caliban et Ariel (détail), d’après Henry Fuseli, 1797.

Deux phrases de Borges cernent assez bien, me semble-t-il, le sentiment d’anticiper un regard rétrospectif que j’essayais d’approcher dans mes deux dernières lettres (015 & 016) :

Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur. — Jorge Luis Borges, « Kafka et ses précurseurs », Autres Inquisitions.

Ce qui, du point de vue des précurseurs, et nous sommes tous les précurseurs de quelqu’un, donne l’impression que le présent est réécrit par la postérité, que notre propre conception nous attend en aval de notre existence. C’est ainsi que « d’où viens-je ? » et « où vais-je ? » deviennent une seule et même interrogation existentielle.

Bienvenue aux nouveaux abonnés, je m’appelle Thibault Malfoy, et vous allez ce week-end anticiper l’écrivain dont vous êtes le précurseur, c’est-à-dire imaginer les manières plus ou moins troublantes dont la postérité vous réécrira. Si vous souhaitez participer à l’atelier et recevoir un retour constructif sur votre texte, je vous invite à adhérer au club. Et maintenant, place à la littérature !


Ce qu’apporte un écrivain à l’humanité, c’est sa sensibilité imaginative, une nouvelle manière de télescoper le monde pour mieux le rendre miscible à la littérature, car ce n’est qu’en étant lisible qu’il redevient visible. Non seulement ce poète de quelque renom, escamoteur autant qu’illusionniste, influence les écrivains à venir, mais il réécrit l’histoire de la littérature en offrant sa sensibilité comme filtre pour l’interpréter. Il modifie notre rapport aux écrivains qui le précèdent et l’annoncent. Il les invente.

La sensibilité de Kafka existait avant lui, éparse et confuse, mais jamais assez concentrée pour apparaître en tant que telle. Comme anges annonciateurs de Kafka, Borges propose, entre autres, un paradoxe de Zénon, l’œuvre de Kierkegaard et l’une des Histoires désobligeantes de Léon Bloy.

Si je ne me trompe pas, les textes disparates que je viens d’énumérer ressemblent à Kafka, mais ils ne se ressemblent pas tous entre eux. Ce dernier fait est le plus significatif. Dans chacun de ces morceaux, se trouve, à quelque degré, la singularité de Kafka, mais si Kafka n’avait pas écrit, personne ne pourrait s’en apercevoir. À vrai dire, elle n’existerait pas.

Distillat des imaginations qui la précèdent, une nouvelle sensibilité littéraire n’en est pas pour autant un perfectionnement. Un précurseur n’est pas un brouillon, il y a apport sans qu’il y ait progrès. Kafka n’améliore pas Kierkegaard, il l’enrichit.


Pour finir, une note sur la postérité : je ne l’aime pas.

… le flirt avec l’avenir est le pire des conformismes, la lâche flatterie du plus fort. Car l’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence. — Milan Kundera, L’Art du roman.

C’est pourquoi je préfère à l’idée de postérité celle de longévité.