Dans La Vraie Vie de Sebastian Knight, Nabokov écrit de son personnage que « le style de sa prose était le style de sa pensée : une éblouissante suite d’omissions d’idées intermédiaires ». Déjà à l’adolescence, Sebastian Knight signait ses poèmes d’un « petit cavalier noir de jeu d’échecs dessiné à l’encre ». (Comme vous le savez, le cavalier est la seule pièce de l’échiquier à pouvoir sauter par-dessus les autres.) Sebastian Knight préfigurait ainsi l’idéal à atteindre pour un écrivain : une cadence elliptique et oblique, un pas vif, sans être hâtif, qui enjambe l’évidence pour révéler l’inattendu. On sollicite l’imagination du lecteur en l’incitant à reconstituer ce que le cavalier survole, sans la gêner par des explications inutiles.
Cette vivacité de l’écriture n’est pas précipitée ; elle n’est ni innée ni fortuite, mais construite et voulue – mieux, nécessaire. D’une maxime de Vauvenargues à une digression de Proust, la rapidité est la même. Peu importe la longueur de ses phrases, la vitalité d’un écrivain se juge à ce qu’il omet. Son écriture est aussi dense que vive ; il resserre ses phrases pour en faire des javelots.
Aussi ne donnez au lecteur que le minimum pour vous suivre. Vous aurez ainsi tout loisir de déplier, avec mille froufrous d’emballage froissé, la friandise qui vous intéresse (et dont la délectation ne saurait trop durer). De dire plusieurs choses en même temps. D’insérer un indice dans le jugement intempestif d’un personnage, lui-même modulé par la connotation qu’y ajoute le narrateur en le rapportant. D’échapper ainsi à la seule limitation de l’écrit, qui est celle de la vie même : son caractère successif. (Au contraire, une phrase est plate si elle dit exactement ce qu’elle semble dire. Comme sans doute celles qui la précèdent et la suivent, elle nous fait perdre deux ou trois secondes de notre vie, là où elle aurait pu nous en faire gagner 10 en comprimant l’information. Il lui manque un double ou triple fond.) Et si l’on doit revenir sur ce que l’on a déjà écrit, c’est par un mouvement de spirale descendante, non pour se répéter, mais pour approfondir.
Les ellipses dont on use pour sauter l’ennui ménagent dans l’écriture une discontinué que le lecteur doit combler – et comble très inconsciemment – s’il veut avancer ou donner du sens à ce qu’il lit. Ainsi de la mort de Julien Sorel : « On parle de ses derniers moments, on parle de son cadavre. De sa mort, pas un mot. » (Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Stendhal.)
Il n’y a pas de frontières entre les arts. Même s’il ne s’agit pas de littérature, je me retrouve tout à fait dans le processus que décrit le typographe Julien Priez – et qu’avec brio il a mis en œuvre – pour dessiner l’italique de son caractère Place. Je n’en prends que ceci, que nous pourrions très bien appliquer à nos recherches : « Écrire plus vite vous aidera à trouver des raccourcis et à simplifier une structure compliquée. Cela vous aidera à trouver votre propre style d’écriture. » Et préférer l’essentiel à l’évident.