Pour préparer la présentation d’hier soir (« Comment s’inspirer des classiques »), dont l’enregistrement sera bientôt disponible pour les membres, j’ai rouvert mon Cortázar. Outre « Continuité des parcs » et « Axolotl », dont je vous ai déjà parlé, j’ai redécouvert « Le fleuve » et « La nuit face au ciel », deux excellentes histoires sur lesquelles je vais me reposer aujourd’hui pour vous écrire (nous avons fini tard, je suis fatigué et pas tout à fait sûr d’avoir réussi hier à transmettre mon enthousiasme pour les idées, qui sont partout et tout autour de nous, en voilà une, il suffit de l’attraper). Ah, j’ai besoin d’aide, Cortázar, j’en appelle à la solidarité entre confrères, sors de ta tombe montparnassienne et viens me voir, je t’attends comme toujours au jardin du Luxembourg, que tu aimais tant voir sous la neige, sous la statue de Sainte Geneviève, qui nous protégera des barbares et des mufles de tes histoires.

Le fleuve

Un homme se retourne dans un demi-sommeil, pas tout à fait sûr que sa femme ne soit pas partie se suicider : « Eh oui, on dirait bien que c’est ça, que tu es partie, en disant je ne sais quoi, que tu allais te jeter dans la Seine ou un truc dans ce genre. » Mais peut-être a-t-il rêvé (cela ne l’inquiète pas outre mesure, les deux se détestent), peut-être est-elle en ce moment même à ses côtés dans le lit. Il l’étreint sans qu’elle y consentes – « j’entends une plainte et tu arques ton corps pour te refuser », « il faut que tu m’abandonnes cette bouche qui halète des paroles sans suite, c’est en vain que ton corps engourdi et vaincu d’avance essaie de m’échapper », « tu t’obstines à lutter », « il me faut te dominer lentement ». Et tout ce qu’il étreint est un peu d’eau du fleuve où elle se noie.

Dans une lettre de 1962, Cortázar revient sur la nouvelle qu’il venait d’écrire en français, avant de la traduire en espagnol (version dont repartira Laure Guille-Bataillon pour sa propre traduction vers le français) :

Le suicide de la protagoniste se produit sur un certain plan, parallèlement à la possession amoureuse qui est sur un autre plan ; mais les deux choses ne font qu’une, et l’homme qui la possède est le fleuve qui la noie.

« L’angle mort » de l’histoire est bien sûr le point de vue de la femme, et cette « possession amoureuse », n’étant ni réciproque ni consentie, est un terrible euphémisme. On pourrait aussi dire qu’elle devient le fleuve où elle se noie pour échapper aux assauts de son mari. Ovide aurait pu écrire cette histoire, dont les Métamorphoses sont pleines de viols et de châtiments inhumains.

Comment s’en inspirer

  1. Réécrire cette histoire du point de vue de la femme, qui échappe à son tortionnaire en se transformant. La souplesse de l’eau triomphe de la dureté de l’homme.
  2. Conserver l’idée qu’aimer tue, mais rendre cet amour réciproque et bien sûr consenti. D’après Vasari, Raphaël serait mort d’avoir trop fait l’amour, mais dans cette légende qui date d’un siècle d’hommes, il ne faut sans doute voir que médisance envers les femmes. Considérer la mort non pas comme un accident, mais comme une conséquence inévitable et peut-être heureuse, et l’amour comme une forme de transcendance.
  3. Par voie de conséquence, l’amour tue moins l’être aimé qu’il ne le transforme. Chacun se mêle à l’autre, on lui abandonne la meilleure part de soi pour former avec lui un tiers esprit. Virginia Woolf écrivait à Vita Sackville-West : « J’éprouve toujours un tel besoin de te parler. Même quand je n’ai rien à dire – avec toi, j’ai l’impression que je peux me lancer et comme inventer quelque chose. Je l’invente pour toi. »

La nuit face au ciel

De même, récupérez les pièces détachées dont vous avez besoin dans « La nuit face au ciel », où le rêve d’un homme blessé se substitue peu à peu à sa réalité. En voici un résumé plus détaillé que j’ai demandé à Claude, ainsi qu’un extrait qui me semble important :

Il essaya de se rappeler le moment de l’accident et il dut s’avouer avec rage qu’il y avait là comme un trou, un vide qu’il n’arriverait pas à combler. Entre le choc et le moment où on l’avait relevé, un évanouissement, ou quoi que ce soit d’autre, qui l’empêchait de faire le point. Et il avait en même temps la sensation que ce trou, ce rien, avait duré une éternité. Non, ce n’était même pas du temps, plutôt comme si, dans ce trou, il était passé à travers quelque chose, ou avait parcouru des distances fabuleuses. Le choc, le coup brutal contre le pavé. Il avait éprouvé ensuite une espèce de soulagement en sortant du puits noir, pendant que les hommes le relevaient.

Rapprocher cet extrait de la définition que Mark Fisher donne du bizarre (weird) dans son livre The Weird and the Eerie. Pour lui, le bizarre est marqué par l’irruption dans notre monde de quelque chose qui lui est extérieur. À propos des contes de Lovecraft, Fisher parle du « choc transcendantal » que provoque la rencontre avec l’extérieur. Les abominations découvertes ne sont pas le fruit d’un esprit perturbé : ce sont elles qui entraînent la folie chez toute personne qui les croise. Chez Cortázar, l’accident du protagoniste n’a pas provoqué une amnésie dissociative, comme on serait d’abord amené à croire, mais a ouvert un portail entre deux mondes incommensurables, dans lequel l’esprit s’engouffre (le corps semble rester dans la chambre d’hôpital où il repose – de toute manière, il est rêvé par l’autre, non ?).

Comment s’en inspirer

  1. Conserver l’idée de portail ou de seuil entre les mondes, mais en changer les paramètres : incident qui ouvre le portail, nature de l’autre monde ou du lien qui le rattache au nôtre, etc.
  2. Dans la nouvelle de Cortázar, il n’y a finalement qu’un esprit pour deux corps : le corps meurtri du protagoniste dans sa chambre d’hôpital, et celui qui fuit dans la jungle la battue des Aztèques, sans qu’on sache très bien lequel est rêvé par l’autre. Explorer les rapports possibles (domination/soumission, coopération/compétition, etc.) entre les deux corps du même esprit.
  3. Inverser le point de vue : c’est notre monde qui devient bizarre pour l’entité venant d’ailleurs. L’occasion d’en faire la critique, à la manière de Montesquieu dans les Lettres persanes.

Je vous laisse essayer vos nouveaux jouets, il faut que je me sauve. Je me suis rendu compte que mardi serait férié (c’est le seul inconvénient de nos victoires ; pendant ce temps-là, l’Allemagne continue d’écrire, c’est pas juste). Aussi vais-je sans plus attendre prendre de l’avance pour ma prochaine lettre (je n’oublie pas non plus de mettre en ligne l’enregistrement d’hier). Raccompagnez Cortázar, voulez-vous ? Il m’a semblé un peu désorienté.