L’horizon recule à mesure qu’on avance. Ou si vous préférez, l’arc-en-ciel, qui n’existe que dans l’œil qui le voit, et avance avec lui. Comme votre imagination, il n’a pas d’existence matérielle, vous ne pouvez pas le toucher ou l’étreindre. C’est pourtant elle et lui et l’horizon qui nous meuvent ; l’inconnu nous attire parce qu’il semble infini et à portée de main. Les inconscients, dont les écrivains ne forment qu’une catégorie mineure, ressentent plus que les autres cet attrait, car ils ne perçoivent pas leurs limites ou carences. Ils semblent nous rappeler qu’au possible nul n’est tenu. Comme les enfants, ils n’ont pas « le sens du réel » (Gourmont) ; contrairement à eux, ils font preuve d’une patience infinie dès qu’il s’agit de repousser l’horizon de leur imagination. Ils se délectent de l’ennui sous lequel ils travaillent, si on peut appeler ça du travail.
Cela fait un mois que je déplie, avec moult ajouts et omissions, un souvenir d’enfance de Yoshida que je pensais pouvoir traiter en une livraison, et je n’en vois toujours pas le bout, qui recule à mesure que j’avance. C’est bon signe. J’ai beau savoir comment cela va finir (dans la nuit et les flammes), j’ignore encore ce que je vais trouver en chemin. Et si je dois improviser un conte japonais (ou plutôt sa réinterprétation) pour exprimer ce que je ne sais nommer (et pour cause, les mots ne suffisent pas en littérature), je n’hésite pas et continuerai. Une personne plus prudente se documenterait sans doute pendant un an sur le folklore japonais avant de s’estimer légitime pour en parler ; je préfère m’amuser.
Cette traversée est autant une extension de l’esprit que l’approfondissement d’un dilemme, et les deux sont nécessaires l’un à l’autre. On avance pour approfondir, et on approfondit pour explorer une nouvelle passe. Sans cette double poursuite, on ne fait que ressasser ce qui a déjà été dit. Ressasser n’est pas répéter ; on répète un motif par d’infimes variations qui le renouvellent, on le ressasse quand on ne sait plus se renouveler. On arrête d’avancer. Plus le temps passe, et plus je pense que l’imagination est mouvement et jeu infini au sens où l’entendait James P. Carse.
Une manière de continuer à y jouer est de tordre le temps, qui existe à peine ; à l’instar d’un navigateur de la Guilde spatiale dans Dune, on peut le replier sur lui-même pour enjamber le vide. Quand on commence, on ne sait pas encore que le temps se dilate et se contracte à volonté, selon l’intérêt qu’on trouve à la vie. On apprend peu à peu à reconnaître les appels qui nous concernent (il semblerait que dans mon cas, ce soit n’importe quel personnage féminin). C’est pourquoi les plans préalables ne résistent pas longtemps à l’improvisation. On ne sait pas d’avance l’emplacement des différentes pièces, ni surtout leur importance relative, qui ne se révèle qu’en en faisant l’expérience par l’écrit. L’enfance de Yoshida a désormais trop d’importance pour que ce ne soit qu’un simple souvenir, je vais devoir réviser le peu de structure que j’avais en tête pour lui accorder la place qu’elle mérite.
Il ne faut pas hâter son arrivée. L’horizon que l’on repousse ainsi est intérieur, c’est en soi que l’on s’enfonce. On s’évide pour accueillir l’autre, beaucoup d’autres, bien plus qu’il ne semble possible. Et quand il n’y a plus rien à ôter, on s’arrête. D’autres continueront le jeu.
Deux mois après, mon pari du mardi fonctionne déjà. Écrire coûte que coûte, même si les conditions ne s’y prêtent pas toujours, et gauchir la vie pour y accueillir l’écrit. Sentez-vous libre de miser sur moi.