Parmi les créateurs et créatifs (et autres catégories nouvelles qui s’échelonnent paresseusement de l’artisan à l’artiste, produisant du contenu pour algorithme au lieu de faire de l’art), beaucoup ont l’impression que les grands modèles de langage les dépossèdent de leur savoir-faire ou de leur talent. Par inconscience ou par orgueil, j’ai du mal à me sentir menacé de quelque manière que ce soit par Claude ou ChatGPT. Si ces machines peuvent écrire à votre place, c’est que vous n’essayez pas assez fort.
Une part du malaise est sans doute identitaire – on se définit par un savoir-faire, une technique, et non par une vision. William Blake, redescends sur Terre pour nous montrer la voie ! (Cela dit, c’est sans doute plus vrai aux États-Unis, pays pragmatique où l’enseignement de l’écriture créative est très orienté craft, qu’en France, encore attachée à ses muses et à son romantisme un rien désuet.) Mais si l’on oublie – ou refuse – de se laisser définir par sa virtuosité, les choses deviennent plus intéressantes. Je fais ce que je fais parce que personne ne le fera à ma place si je n’écris pas ce que j’écris. Qui plus est, personne ne pourra le faire à ma place, non pas que ce soit si difficile que ça, mais parce que je ne sais pas moi-même ce que je vais écrire avant de l’écrire. Une partie du travail consiste à se laisser séduire par l’inattendu, et il n’y a pas deux personnes qui réagissent de la même manière à l’inconnu (sans parler de toutes celles qui semblent l’ignorer).
Il y a 10 jours, à Brooklyn, Frank Chimero a donné une très intéressante présentation intitulée « Beyond the Machine, Creative agency in the AI landscape ». Il commence en exprimant son malaise et son ambivalence à l’égard des IA génératives, dont il ne sait comment s’emparer en tant que designer. C’est un mélange d’attirance certaine pour leurs capacités et d’une répulsion non moins forte envers leur propension à la médiocrité (dans le sens le plus littéral et statistique), notant au passage un point très juste :
Les adeptes exigent la dévotion, les détracteurs l’abstinence, et considérer l’IA comme une technologie parmi d’autres revient à être doublement hérétique.
Il propose une excellente analogie en nous encourageant à considérer ces modèles non pas comme des outils (à utiliser), mais comme des instruments (à jouer) qui sollicitent le savoir-faire et le discernement d’un instrumentiste. Ce faisant, il recentre leur usage autour d’une pratique, d’une performance, qui nécessite une technique. Chimero semble croire que c’est ce qui nous rend indispensables ; je crois plutôt qu’on l’est (si on l’est) par la vision qu’on a des capacités de son instrument. Certes, sans technique pour l’incarner, la vision n’est rien, mais il en faut une pour orienter sa pratique dans des directions inédites. Une perspective de son art.
Le langage, qu’il soit oral ou écrit, est un instrument comme un autre, qu’il s’agit d’élever et de faire coexister avec sa vision (ils ne feront bientôt plus qu’un), et non pas quelque chose dont il faudrait s’émerveiller (la beauté des mots !). Le manque de vision n’est bien souvent qu’un manque de lecture. Cette vision peut être – et l’est sans doute la plupart du temps – rétroactive. On s’élance sans idée préconçue, puis on découvre, par le double jeu du hasard et de la curiosité, des possibilités inattendues qui appellent à revoir les règles du jeu, et donc à le redéfinir. Relancer les dés autant de fois que nécessaire.
Frank Chimero envisage 3 rapports possibles entre l’être humain et la machine, mais je commencerai par le quatrième qu’il a omis de mentionner, parce qu’étant le moins intéressant : celui où l’être humain surplombe la machine en donneur d’ordres. L’art surgit là où on ne l’attend pas, et le véritable artiste, ne sachant pas à quoi s’attendre, ne peut rien exiger de la machine. Un LLM est toutefois utile pour les tâches rébarbatives. Après tout, si j’ai commencé cette série, c’est parce que j’en avais assez de solliciter l’un ou l’autre de ces modèles pour qu’il me rappelle la durée de cuisson de mon œuf. On peut sans doute tirer de meilleurs airs de ces instruments.
Voici donc les 3 voies qui s’offrent à l’artiste soucieux de coexister tant bien que mal avec une IA générative :
- Sous la machine : Rick Rubin (The Way of Code) ou l’incompétent. Ce producteur de musique a demandé à une IA d’adapter le Tao te king au vibe coding ; mais sans maîtrise technique de son instrument, on devient dépendant des réponses de la machine. Si Chimero a préparé cette présentation, c’est en partie pour ventiler et transcender son exaspération face à cette apologie de l’incompétence.
- Aux côtés de la machine : Brian Eno ou le cultivateur. L’artiste est moins le sculpteur d’un matériau inerte que le jardinier d’une matière vivante. Il cultive les imperfections de son instrument, qui donnent toute sa texture à l’air qu’il en tire (le grain d’une pellicule par exemple), injecte une bonne dose d’aléa afin de maximiser l’imprévisibilité des réponses et provoquer des erreurs fructueuses, puis il façonne et sélectionne les spécimens les plus intéressants, et recommence. À cet égard, les hallucinations des modèles ne sont pas un bug, mais une caractéristique à amplifier par des amorces ambivalentes ou contradictoires. Considéré comme un ensemble de systèmes qui évoluent selon un jeu de contraintes bien définies, l’art devient génératif.
- Dans la machine : Holly Herndon et Mat Dryhurst, ou le fantôme dans la machine. Au lieu de cultiver les réponses du système afin de les intégrer à sa pratique, on travaille davantage en amont en établissant les règles et paramètres du modèle même, et en sélectionnant les données sur lesquelles il sera entraîné. Cela revient à bâtir autour de soi une machine qui génèrera l’œuvre d’art à sa place. Une procédure.
Je vous laisse lire (ou subjuguer une machine pour qu’elle le fasse à votre place) la transcription de la présentation de Chimero, par ailleurs fort bien mise en page. Vous y découvrirez peut-être une analyse d’un personnage du Voyage de Chihiro, envisagé comme métaphore de l’appétit insatiable de ces modèles et des sociétés qui les développent.