Je suis assez content de la tournure que prend la lettre du mardi, où la fiction s’invite de plus en plus, même si ce n’est peut-être pas toujours apparent à première vue. Je m’inspire de la vie et de l’œuvre de Kijū Yoshida pour inventer un personnage autonome ; à travers lui, j’espère bien pouvoir exprimer des thèmes qui me sont chers. Bref, je fictionnalise le réel en y puisant les pièces détachées dont j’ai besoin pour bricoler une histoire.

À propos d’histoire, le narrateur de La Nausée – dont la lecture a été si importante pour Yoshida[1] – m’en a donné une excellente définition. Il passe tout un dimanche à errer dans les rues de la ville, sans ordre ni raison, jusqu’à ce que…

Du fond de ce café quelque chose revient en arrière sur les moments épars de ce dimanche et les soude les uns aux autres, leur donne un sens : j’ai traversé tout ce jour pour aboutir là […].

Où l’on comprend le biais rétrospectif d’un récit écrit à rebours ; son dénouement étend sur les événements qui le précèdent une ombre démesurée qui fait accroire sa propre inéluctabilité. Je crois que c’est la raison pour laquelle Yoshida se méfiait tant des histoires, qui ont tendance à figer le tremblement des êtres en une vérité univoque, alors qu’une multitude nous habite et nous peuple de contradictions qui ne demandent pas toutes à se résoudre.


Le réel est toujours plus étroit que le potentiel de vie qu’il recèle. Même les réalistes en ont plus ou moins conscience (sans toutefois l’avouer), sinon ils ne sentiraient pas le besoin d’écrire des romans. Au lieu de la considérer comme pure invention, j’envisage la fiction comme un éloignement progressif du réel pour mieux le révéler. Et il suffit parfois d’un très faible écart pour recombiner des faits avérés en une fiction qui leur donne tout leur sens, c’est-à-dire qui nous permette d’en éprouver la vérité sensible. (Je ne devrais pas parler de vérité, cela fait longtemps que le terme ne veut plus rien dire dans le contexte de la fiction, mais plutôt d’expérience, dans ce qu’elle a de plus sensible.) Les lacunes de votre documentation participent aussi de cet éloignement, elles constituent autant de licences pour réaliser l’aura imaginative qui nimbe les êtres, dont se détachent bientôt des personnages qui leur échappent.

Ma dernière lettre s’inspirait ainsi d’un très bon essai de Yoshida, « Un mouchoir dans le vent, la photo d’une star », dont la traduction par Mathieu Capel a paru dans la revue Trafic. Il y raconte comment il a grandi sans mère (elle est morte de la tuberculose juste après sa naissance) et comment une domestique, puis sa belle-mère l’ont élevé chez ses grands-parents. Le sous-titre initial de ma lettre était « Trois mères et une actrice »[2]. C’est en rajoutant la mention « Première mère » que j’ai compris que cette lettre inaugurerait un triptyque consacré aux figures maternelles qui ont traversé l’enfance de Yoshida. J’avais besoin de plus d’espace pour déplier les éléments qui m’intéressaient dans l’essai, et surtout en proposer trois lectures différentes, autonomes mais complémentaires, afin de contester à mon tour la forme biaisée du récit.

Mardi prochain, je m’intéresserai à cette domestique trop jeune pour être sa mère, qu’il ne prend jamais la peine de nommer, comme d’ailleurs aucune des femmes mentionnées dans son essai. Il ne faut sans doute y voir que l’expression d’une certaine pudeur, mais dans le cas de la domestique, cela a pour effet de la cantonner à sa position subalterne. Rien que pour ça, elle mérite de devenir un personnage, avec un prénom qui l’individualise. La fiction commence ainsi, par un passage du je au il, un glissement de temps ou un prénom qu’il s’agit d’inventer. Il contient tout un monde.


Je n’ai pas l’habitude d’accorder beaucoup d’importance au processus que je suis pour écrire. Tout ce que je sais est que c’est très désordonné. Une fois la lettre publiée, non seulement j’oublie tout des considérations qui m’ont amené à l’écrire, mais j’en oublie également le propos, ou du moins je n’en garde qu’un très vague souvenir. C’est le but. Cela dit, j’ai trouvé intéressant de soumettre à ChatGPT l’essai de Yoshida et une copie de ma lettre, et de lui en demander une analyse comparative. Malgré sa déférence onctueuse, il a repéré et relativement bien compris les licences que j’ai prises par rapport à l’original. Je lui ai ensuite demandé de généraliser ma manière de procéder « pour écrire une fiction du réel » : comment partir de faits avérés pour raconter une histoire ? Le protocole qu’il propose, d’après sa compréhension du fonctionnement de mon imagination, peut se résumer en 4 étapes (ah, je n’aime pas ces nombres pairs) :

  1. Extraire l’émotion d’une information.
  2. Ouvrir un espace imaginatif (« moment où la réalité devient habitable ») en déplaçant la voix, en changeant de perspective, etc.
  3. Traduire les idées en images. « La fidélité n’est plus documentaire, mais poétique […]. »
  4. Supprimer tout ce qui explique.
  5. Se relire (je viens de l’ajouter pour arriver à 5).

Si je vous fournis l’historique de nos conversations, j’ai encore beaucoup de mal à considérer les réponses de ces modèles comme des écrits que je pourrais signer de mon nom. Je dois être déjà/encore de la vieille école.

Pour citer l’oracle que m’a rendu ChatGPT :

Cherche la clarté d’un rêve : tout y est vrai, mais rien n’y est prouvé.

Autrement dit, suggérez.


  1. Mon livre de poche, imprimé par Brodard et Taupin à « Paris-Coulommiers », date de 1959, soit quelques années trop tard pour que Yoshida, qui lisait très bien le français, ait découvert La Nausée dans cette édition (il a étudié la littérature française et la philosophie à l’université de Tokyo). ↩︎

  2. Sa belle-mère lui fit découvrir les portraits photographiques des stars de l’époque, Garbo, Dietrich, et surtout Norma Shearer, dont il ne voulut jamais voir aucun film, pour ne pas dissiper le souvenir qu’il avait de son visage. ↩︎