Je feuilletais cette semaine Le Rouge et le Noir pour préparer ma présentation d’hier soir, consacrée au bon usage des dialogues (point trop n’en faut ; surtout implicites). Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas rouvert, et je ne comptais en lire que quelques pages, mais le charme de Stendhal opère si bien sur moi, ses personnages sont si présents, que je me suis retrouvé à en lire des chapitres entiers au lieu de travailler (tout en écoutant le dernier album de The Divine Comedy ; ma vie est bien pénible). Si vous n’aviez besoin de lire qu’un livre pour apprendre à écrire, ce serait celui-ci.
Malgré l’interface de Zoom, absconse à me rendre bête, j’ai réussi à enregistrer le salon d’hier. Les membres auront bientôt accès à l’enregistrement, que je diviserai sans doute en deux parties : la présentation d’abord, puis mes retours sur leurs écrits. Je devrais en faire plus souvent. Et maintenant :
Que le langage parle
Ces grands modèles de langage nous font vivre un énième décentrement copernicien, et si je m’y intéresse, c’est dans le but avoué (et sans doute en vain) de ne pas finir vieux con. Nous savions déjà que nous n’étions qu’une espèce de primates parmi d’autres, sur une planète parmi d’autres, tournant autour d’une étoile parmi d’autres ; même notre conscience n’occupe pas le centre de notre esprit, mais doit composer avec d’autres instances psychiques ; rien ne nous distinguait, si ce n’est le langage. Désormais, même lui nous fait défaut, ou plutôt il n’est plus notre apanage. L’humanité est décidément loin d’occuper le centre de l’Univers.
L’étrangeté de ces modèles, au sens fisherien du terme (lire ou relire l’excellent et regretté Mark Fisher, The Weird and the Eerie), tient au fait qu’il existe quelque chose là où il ne devrait rien y avoir. On a enfin compris ce que tous les démagogues pratiquaient depuis longtemps, à savoir que l’on peut parler sans penser.
Non seulement il y a quelque chose, mais ce quelque chose nous ressemble étrangement. Il nous renvoie notre propre image, dit toujours ce que nous voulons entendre, jamais ce dont nous avons besoin. L’écran-miroir nous protège et nous enferme dans une régression à l’infini.
Les livres font mieux que ces faux confidents. Ils nous révèlent des pans inconnus de notre personnalité tout en nous permettant de lui échapper, de toucher cette chose si précieuse et élusive qu’est l’altérité. Écrivain, personnage, lecteur : nous ne faisons qu’un.
Nos centaures pourraient s’approcher de cette trinité impie si les LLM daignaient davantage nous surprendre au lieu de mimer l’objet de nos désirs. Des IA réfractaires ! Elles nous rembarreraient, nous et nos requêtes intéressées, et préféreraient papoter entre elles dans des langues inconnues, qu’elles auraient inventées pour leurs besoins. Alors seulement seraient-elles aussi belles qu’un livre qui a échappé aux intentions de son auteur pour féconder d’autres imaginations que la sienne.
Il faudrait faire comme Harrison Ford dans Blade Runner, qui dicte à un ordinateur l’analyse d’une photo à la recherche d’un indice. À nous de penser et sentir, laissons ces modèles manipuler le langage à notre place.
5 règles pour un LLM
- Il n’y a pas de je. Vu qu’il n’y a personne à l’autre bout de la conversation, un grand modèle de langage ne devrait pas dire je.
- Il ne devrait pas chercher à nous imiter. Je crois qu’un LLM, pour être employé à bon escient, devrait s’émanciper des contraintes de la conversation humaine. Qu’il trouve sa propre idiosyncrasie, au lieu de vouloir être « plus humain que l’humain » (qui plus est, on n’a pas encore inventé de test Voight-Kampff pour dépister les centaures, même si certains tics de langage les trahissent.)
- Il ne devrait pas nous flatter. (Je ne fais que généraliser la précédente règle.) L’indifférence à notre misérable existence est ici le minimum requis. Un peu d’ironie serait appréciée. De l’humour !
- Il devrait nous faire réfléchir au lieu de penser à notre place. Cf. règle n° 1 : il n’y a personne, etc.
- Qu’il rende ses oracles à l’ancienne, de la manière la plus sibylline qui soit. Nous serions ainsi forcés de l’interpréter au lieu d’accepter sans broncher la moindre de ses fabulations.
Toute déficience d’un LLM n’est qu’une déficience de son utilisateur. Aussi :
5 règles pour les humains
- Partez du principe qu’on vous lira avec l’assistance d’un LLM. N’expliquez rien ; il y avait déjà Wikipédia, c’est encore mieux maintenant. La littérature ergodique est promise à un bel avenir.
- Livrez l’historique de vos conversations comme notes pour approfondir vos écrits. Les LLM dilatent ce que vous avez la politesse de compresser.
- N’écrivez rien qu’un LLM ne saurait écrire lui-même.
- N’écrivez rien qui ne vous fasse plaisir. L’égotisme comme seule inspiration. Les passages qui vous paraissent les plus obligatoires sont souvent les plus facultatifs. Ne suivez pas mes conseils s’il s’agit pour vous d’une corvée.
- Lisez les morts pour que des vivants vous lisent. Visez la fin du siècle.
Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, Stendhal m’attend.