Tout compte fait, nous ne sommes pas condamnés à l’obsolescence. Dans La Nausée, que je lisais hier soir, le narrateur couche de temps à autre avec la tenancière du bistrot où il a ses habitudes. Alors qu’elle se déshabille tout en lui parlant d’un nouvel apéritif, elle lui dit cette phrase que je trouve très révélatrice de la nature purement utilitaire de leur arrangement : « Si ça ne vous fait rien, je garderai mes bas. » ChatGPT n’aurait pas pu l’imaginer. Une page plus tôt, il y a un paragraphe tout aussi intéressant consacré à M. Fasquelle, le gérant du café où le narrateur déjeune :

… aux heures où son établissement se vide, sa tête se vide aussi. De deux à quatre le café est désert, alors M. Fasquelle fait quelques pas d’un air hébété, les garçons éteignent les lumières et il glisse dans l’inconscience : quand cet homme est seul, il s’endort.

Pour tout le reste, il y a ChatGPT.


J’ai passé la semaine à lire pour ma lettre du mardi des articles très intéressants de/sur Yoshida, et des articles aussi démoralisants que fascinants sur l’usage inconsidéré des LLM (de plus en plus le terme d’IA me paraît inapproprié, bien que plus répandu). Nous sommes trop modestes si nous pensons qu’une machine peut écrire à notre place des lettres d’amour. Et pourtant… non seulement on l’utilise pour mieux « se vendre » sur des sites de rencontre, mais une fois l’affaire conclue, on continue à l’utiliser pour communiquer avec son conjoint (et même son enfant !), régler une dispute (ou plutôt continuer à l’alimenter) et, assez rapidement, divorcer. À quoi s’attendaient-ils ?

Je suis toujours surpris de voir à quel point il est plus facile d’imaginer Skynet et son armée de Terminators que des incels ayant l’impression de faire le deuil de leur meilleur ami ou âme sœur quand ChatGPT est mis à jour. Ces gens auraient besoin de voir un thérapeute, mais ce n’est pas la peine, il y a ChatGPT pour ça aussi. Et l’outil se complaît à interposer entre le monde et son utilisateur, partout où porte son regard, une succession de reflets flatteurs qui l’enferment dans ses certitudes, sans le désagrément de devoir se confronter à une autre perspective que la sienne, ni le charme éventuel de la perplexité. Il s’agit peut-être de la première occurrence attestée d’esprit bicaméral, concept avancé par Julian Jaynes en 1976 pour décrire l’esprit humain avant qu’il n’accède à la conscience et l’introspection. Il avait l’impression que les dieux lui parlaient ! Nous sommes en train d’y revenir. Certains évoquent déjà le terme de psychose. Si vous voulez perdre tout espoir dans l’humanité et commencer à croire que nous ne méritons pas l’amour, suivez les liens ci-dessus.

Chaque cas témoigne d’une confiance déplacée dans l’outil et d’un manque de confiance évident de l’utilisateur dans ses propres capacités d’analyse et de communication (sans parler d’introspection ou d’imagination, même si préférer la prose insipide de ChatGPT pour séduire qui que ce soit dénote un manque de goût et de personnalité affligeant ; que ça marche prouve assez que le problème est général). C’est l’usage le moins intéressant des LLM – remplacer l’humain au lieu de l’augmenter, ressasser le même au lieu d’explorer l’inconnu – et cela fait de nous des enfants incapables de supporter la moindre frustration. Si seuls, si tristes.


Pour les Grecs, l’eidôlon était le reflet d’une chose, une image fallacieuse, une illusion. Dans le chant XI de l’Odyssée, Ulysse organise un sacrifice pour attirer l’esprit des morts et recevoir l’oracle de Tirésias. Celui-ci dit (dans la traduction de Philippe Jaccottet) :

tous ceux des trépassés auxquels tu donneras licence
de s’approcher du sang te parleront selon la vérité.

Le sang permet aux eidôla de retrouver substance et mémoire et d’échapper à leur stase qui m’évoque beaucoup la dépression, cette nécrose de l’imagination. Ne donnez pas votre sang à un reflet déformé, ne croyez pas les spectres, ils diraient n’importe quoi pour avoir leur dose. Gardez votre imagination mobile, vous en aurez besoin pour le reste de la traversée.