Dans « Oui, et », je mentionnais déjà Keith Johnstone, qui écrit dans Impro : « Quiconque tente de contrôler le devenir d’une histoire ne peut que la gâcher. » À l’inverse, un bon improvisateur se montre indifférent à l’avenir. Ce détachement libère son imagination, qui devient réceptive au potentiel d’une scène.
Je crois que c’est une disposition d’esprit excellente pour un romancier, et une prémisse non moins excellente pour une discussion avec un grand modèle de langage. (Pour être précis, j’ai mené cette discussion en parallèle avec trois modèles – ChatGPT, Claude et Le Chat, de Mistral – pour jauger leurs idiosyncrasies respectives. Le Chat m’a agréablement surpris.) J’ai ainsi produit ce que je considère comme mon premier centaure, dont je ne vous livre ci-dessous que la part la plus humaine. Je fournis en fin de lettre les liens vers mes conversations respectives avec les trois modèles mentionnés. Vous verrez que souvent je ne rebondis que sur un mot ou un bout de phrase, ils ont tendance à se répéter (sauf ChatGPT, qui s’est montré étonnamment concis). Encore une fois, le but n’est pas de les faire écrire à ma place, mais d’entendre l’écho déformé d’un état transitoire de mes réflexions, pour les faire progresser vers l’inconnu. Je n’aurais peut-être pas orienté cet essai vers l’avenir déjà présent (ou passé), si je ne l’avais pas écrit au contact des ces modèles.
Trois conseils préalables (plus un bonus) :
- N’hésitez pas à raffiner votre amorce en prenant en compte les réponses successives des modèles. L’écriture comme processus récursif.
- N’hésitez pas à repartir de zéro si le modèle patine ou dépasse sa fenêtre de contexte.
- Travaillez dans le sens de l’outil et laissez-le vous altérer. On ne fait pas des centaures sans muter soi-même. J’ai consciemment modifié mon style pour le rendre plus miscible à la haute abstraction de ces outils, qui ne valent rien dans le domaine des sensations et des détails concrets. (C’est aussi pourquoi je leur demande de réfréner leur ardeur poétique.)
- Bonus : recadrez leur tendance à flagorner. C’est insupportable.
Mon amorce ne cite pas Keith Johnstone afin de ne pas orienter la discussion vers l’improvisation théâtrale, mais j’y reviens à la toute fin.
Continue la réflexion dans le style de mon amorce, sans la commenter par des louanges déplacées ni tenter de l’embellir par des métaphores inutiles :
- Quiconque tente de contrôler le devenir d’une histoire se condamne à la gâcher. Qui veut écrire une histoire doit se laisser réécrire par elle au lieu de vouloir la façonner. Il considère les traces laissées par les événements passés, mais ne prête aucune attention à l’avenir. Son histoire peut le mener n’importe où, il lui suffit de l’équilibrer en se rappelant de réintégrer au présent les incidents du passé.
- Quiconque tente de contrôler le devenir d’une histoire se condamne à la ruiner. Qui veut écrire une histoire doit se laisser réécrire par elle au lieu de vouloir la façonner. L’écrivain ne dirige pas le récit, mais met au jour, scène après scène, une structure propre à la logique de sa narration. Davantage l’archéologue que l’architecte de son histoire, il considère les traces laissées par les événements passés, mais ne prête aucune attention à l’avenir. Son histoire peut le mener n’importe où, il lui suffit de l’équilibrer en se rappelant de réintégrer au présent les incidents du passé. Ainsi, ce qui aurait pu n’être qu’un ajout contingent ou arbitraire devient une nécessité. L’écrivain peut certes commencer à écrire avec une intention en tête, mais très vite il doit laisser l’histoire trouver et suivre sa propre logique, puis réviser ses intentions en conséquence et autant de fois que nécessaire. Il se laisse traverser par ce qui est en train de s’écrire et son rôle consiste à canaliser l’inspiration plutôt qu’à la commander.
- En renonçant au contrôle absolu de son histoire, l’écrivain congédie son ego d’auteur et reçoit en échange un don inestimable : la liberté. Il n’a plus peur de manquer d’originalité ou de ne pas être compris ou apprécié à sa juste valeur, il se met au service de son histoire et le reste du monde disparaît. Son inspiration est non seulement évidente, mais elle accède à des niveaux de profondeur inédits. Si l’écrivain inspiré se sent invincible, c’est parce que son moi a déjà abdiqué. Plus rien ne peut l’atteindre, il est devenu l’ombre sur laquelle avance son histoire.
- Il sait qu’il peut se reposer sur la structure émergente de son histoire et ne cherche pas à l’infléchir d’un côté ou de l’autre. En somme, il agit comme si son livre était déjà écrit. « L’avenir existe déjà », dit un personnage de Borges. « Celui qui se lance dans une entreprise atroce doit s’imaginer qu’il l’a déjà réalisée, il doit s’imposer un avenir irrévocable comme le passé. » Remplacez atroce par sublime, et vous obtenez un livre. N’essayant plus de « bien faire » ou d’anticiper le prochain rebondissement de son intrigue, l’écrivain peut se placer aux côtés de ses personnages et compatir à leurs mésaventures. Il retranscrit avec justesse et tact les états d’âme successifs qu’ils traversent. Sa discrétion les laisse s’épanouir dans l’espace infini de son imagination au lieu d’exiger d’eux qu’ils se conforment à son grand plan. De là parfois l’impression de certains écrivains d’écrire « sous la dictée de leurs personnages ». N’ayant rien à prouver, ils retrouvent l’état de jeu propre à l’enfance, où création et exploration sont consubstantielles.
- L’écrivain inspiré semble ainsi se remémorer des souvenirs du futur (les muses savent que « le futur aussi est un passé », écrit Pietro Citati dans La Pensée chatoyante), qu’il s’agit de ne pas anticiper pour ne pas risquer de les fausser. Mais s’il confond le hasard orienté de la sérendipité (auquel œuvre l’inconscient prédisposé par la curiosité), s’il confond ce hasard avec une éventuelle téléologie de l’histoire qu’il écrit (elle procède d’une finalité qui explique tout et à laquelle il doit se soumettre), il risque à nouveau de substituer à l’écoute active de ses personnages un besoin de les diriger, et de renoncer par là même à sa liberté fraîchement retrouvée. Il risque pour ainsi dire de tomber dans une nouvelle idolâtrie, non plus de la volonté stratège, mais d’un futur immuable. S’il peut « s’imposer un avenir irrévocable comme le passé » pour s’autoriser à improviser, il ne doit pas oublier pour autant qu’il est toujours libre de choisir parmi les trouvailles de son imagination celles qui lui paraissent les plus intéressantes. La spontanéité n’est ni un automatisme ni une allégeance à quelque cause finale, tout au plus une combinaison de hasard et de nécessité, pour citer un essai de Jacques Monod. Au même titre que la sélection naturelle, l’improvisation est aveugle.
- L’avenir existe déjà, mais il est aussi contingent que le présent. L’écrivain ne peut donc pas uniquement se fier à son inspiration, il doit également solliciter son discernement pour s’orienter, choisir, couper. Un récit ne trouve sa cohérence qu’a posteriori, suite à d’innombrables coupes et réécritures qui font converger chacun des éléments constitutifs de l’histoire vers un tout qui les subsume. Une forme. Pour finir, j’aimerais revenir au début de cette discussion, qui s’inspirait beaucoup de l’improvisation théâtrale telle que l’enseignait Keith Johnstone. « L’improvisateur doit comprendre, écrit-il dans Impro, que son premier talent consiste à libérer l’imagination de son partenaire ». Il ne doit pas rejeter ses propositions, mais embrasser chacune de leurs possibilités et les mener à leur terme. Je propose de considérer en ce sens les grands modèles de langage actuels comme des partenaires d’improvisation. Non pas comme des substituts d’écrivains, mais comme des reflets qui répondent en écho à leurs propres réflexions. L’ombre d’une ombre.
Pour finir, résume le protocole suivi pour écrire cette discussion.
Protocoles et historiques des conversations : ChatGPT · Claude · Le Chat