Demain viendra
C’est la dernière lettre de la saison, je vous l’envoie avant d’être happé par les molles lames de l’estran et l’ego insatiable de mes filles (on me demande même de partir en vacances, c’est dire ; dans le meilleur des cas, je serai recraché à la rentrée). Prenons donc notre élan pour sauter par-dessus l’été et nous retrouver là où la vie recommence.
L’automne sera a priori consacré aux multiples procédures à concevoir et mettre en place pour discipliner et stimuler son sens de l’improvisation. Vous pouvez ainsi, comme César Aira, choisir d’écrire une page par jour et aller de l’avant, sans jamais revenir sur la production de la veille (si on l’en croit). Il appelle une telle procédure fuga hacia adelante – la fuite en avant. Il y en a plein d’autres à inventer. Le premier salon de l’an IV aura lieu le 4 septembre, j’en profiterai pour faire une présentation vidéo de la saison à venir (sur Zoom ?). Quant à la lettre, sa parution reprendra le 5 septembre.
Vous ne savez pas à quel point ce rendez-vous épistolaire m’est bénéfique et générateur, tant et si bien que j’envisage de publier une autre lettre le mardi soir, pour de cette poussée m’extirper du marasme du début de semaine. Nous verrons si j’arrive à tenir la cadence. Comme je l’écrivais hier sur mon blog,
La règle pour que j’écrive semble donc être de trouver ou définir un tel contour qu’il me restera ensuite à remplir semaine après semaine.
Donnez-moi des bords à suivre, un cadre à occuper, un thème pour m’orienter et m’ancrer, éviter que je me disperse. Nos sœur perdues est peut-être celui que j’ai le plus ouvert à l’interprétation, dans un mouvement centrifuge que j’ai décrit à mi-parcours du cycle. Il a alors basculé vers un sens plus figuré, avant que je n’envisage la sœur comme double de l’artiste sous les traits de Mariko Okada, non pas la muse de son mari Kijū Yoshida, encore moins son égérie, mais sa collaboratrice – active, déterminée, talentueuse. Je continuerai à revoir leurs films.
Ainsi Adieu clarté d’été, de 1968 (le dernier avant sa trilogie politique qui clôturera la décennie et inaugurera la suivante), dont le titre traduit assez bien le peu d’aménité que je trouve à cette saison. Tourné à travers l’Europe à la Werner Herzog, avec peu de moyens et une équipe réduite (en plus de Yoshida, trois collaborateurs et deux acteurs japonais, si j’oublie les deux Français qui jouent des Américains à Paris, dont les voix ont été (mal) doublées), au scénario très largement improvisé le matin même du tournage des scènes :
Un Japonais rencontre à Lisbonne une Japonaise (Mariko Okada). Il est architecte et se destine à une carrière universitaire à son retour au Japon. Elle est importatrice d’œuvres d’art et vit à Paris. Il cherche en Europe une cathédrale dont il a vu à Nagasaki le dessin d’une réplique dont il ne reste rien. Elle fuit son passé et son pays, menant une vie d’apatride, et bien que mariée à un Américain, elle semble éprouver une solitude qu’aucun lien humain ne saurait jamais atténuer. Elle rejette ainsi l’amour de son compatriote ou sa proposition de rentrer au Japon avec lui.
On apprend qu’elle a perdu à Nagasaki sa mère et son petit frère. Elle est une hibakusha, une personne irradiée par la bombe. Si on pense aux discriminations qu’elle a dû subir dans son pays, où tout lui rappelait sa famille disparue et le vide central et irrémédiable creusé par Fat Man, son errance à travers l’Europe se comprend mieux. Tout cela est bien sûr à peine évoqué, tant la question est délicate à aborder avec tact, pour un réalisateur qui a connu la guerre sans connaître la bombe.
Les dialogues ne sont à quelques exceptions près que des voix off, en cela généralisation des tentatives déjà présentes dans Passion ardente. Davantage que des répliques, ce sont des monologues intérieurs qui se répondent sans s’écouter (ou à peine), prenant en charge l’histoire de ces êtres enfermés qui peinent à se rapprocher ou se comprendre. Même le doublage raté du mari et de la belle-sœur américains participe à cet effet d’étrangeté.
Le film évoque l’Alain Resnais de L’Année dernière à Marienbad, par ses cadrages géométriques, le fait de montrer une même scène ou un même personnage sous différents angles de prise de vue, des répétitions ou des discordances qui fracturent la continuité du récit, de beaux passages oniriques filmés au ralenti, étrangement lancinants, où il court après elle dans les rues vides et silencieuses d’une Europe au temps suspendu.
Elle lui révèle à la fin que la cathédrale qu’il cherche depuis le début, depuis bien avant le début, à la fois finalité et origine de sa quête, se trouve en Italie, sur une butte de la côte adriatique, en face de la baie. La fois où elle l’a découverte, le soleil était à l’horizon, et du fond de son enfance se levèrent alors tous les soleils de Nagasaki qui règnent sur le « monde sans ombres » de sa mémoire. « Cette cathédrale est à moi seule », lui confie-t-elle. Dans l’un des plus beaux passages du film, elle lui dit en regardant le soleil se lever de la fenêtre de leur chambre d’hôtel : « Demain viendra. » Y a-t-il plus belle définition de l’espoir ? Mais il ne veut plus trouver sa cathédrale, puisque que pendant tout le temps qu’il la cherchait à ses côtés, elle était là, c’était elle.
Cette semaine sur le blog : Numéros.
De mes archives · automne 2019
3 essais : Le roman sans perspective, Ceci n’est pas un manifeste & Princesses, congédiez d’une main lasse vos chevaliers servants.
3 lettres : Qui a tué Joan Vollmer ?, La beauté manque parfois de charme & À faire passer.
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