La valeur d’un homme
Du besoin de posséder à la possibilité d’aimer – l’utopie d’un homme émancipé.

Dans Amours dans la neige (Kijū Yoshida, 1968), une femme fuit son amant (qui accessoirement veut la tuer – après tout, que faire d’autre sur la rive du lac Shikotsu, par une froide journée d’hiver, sinon noyer Yuriko, afin qu’elle n’appartienne à personne d’autre que moi, Sugino – si elle veut rompre, c’est qu’elle me trompe, n’est-ce pas ?, sinon comment pourrait-elle en avoir assez de moi ?) pour se réfugier auprès de son vieil ami Kazuo, qui l’avait quittée après une toute petite nuit passée avec elle sans parvenir à lui faire l’amour. Elle croit être enceinte de Sugino et veut que Kazuo l’accompagne à la clinique, mais sa grossesse se révèle seulement nerveuse.
C’est l’occasion pour elle de renouer avec lui, et de se rendre compte que l’amour jadis défendu peut enfin advenir entre eux. Il lui avoue qu’une nuit d’ivresse avec une prostituée aura suffi à lui révéler qu’il n’était pas impuissant, que la nervosité qui le retenait ce soir-là a disparu. Sugino, qui entre-temps a suivi Yuriko, s’interpose dans leurs retrouvailles que sa jalousie même a précipitées. Il ne supporte pas l’idée qu’elle puisse lui préférer un impuissant, l’idée par ailleurs fausse qu’elle « appartienne » à un autre – elle est avec un autre, qui a la bonne idée de gifler l’emmerdeur. Celui-ci va bouder dans la montagne enneigée où il disparaît bientôt.
Inquiets, Kazuo et Yuriko partent à sa recherche, peinent dans la neige (s’embrassent dans la neige) et finissent par le retrouver dans une auberge en compagnie de trois noceuses éméchées. Au cours de la nuit, il tente de violer Yuriko – et je dois dire qu’à ce moment-là, Kazuo n’oppose pas une défense très convaincante et honorable, une porte fermée et une vexation que j’ai déjà oubliée suffisent à le laisser abandonner Yuriko à son agresseur. Je le préférais encore impuissant. Décidément, vous n’êtes pas aidées. Sa veulerie aurait d’ailleurs été plus convaincante s’il l’avait été, impuissant, et complexé et maté par la démonstration de virilité désespérée de Sugino, qui me rappelle celle du grand frère de Rocco dans cette scène désolante de Rocco et ses frères (et la réaction encore plus désolante de Rocco) – je m’aperçois seulement maintenant que j’en parlais déjà au salon d’hier sans m’en rendre compte. Il est dommage que son impuissance supposée soit, au même titre que la grossesse supposée de Yuriko, l’effet de nerfs fragiles, alors que l’intérêt du film consistait à montrer la valeur d’un homme sans virilité sauvé par sa capacité d’aimer. Yoshida avait en tout cas l’intention de raconter une histoire d’amour entre un homme et une femme qui ne soit pas basée sur le sexe, histoire qu’un masculino-macho n’aurait pu comprendre. L’argument reste valable et je le soumets à la sagacité de qui voudra bien me lire ; j’aimerais davantage d’histoires de ce genre. Sugino, donc, séquestre Yuriko et tente de la violer, mais s’aperçoit qu’il est à son tour devenu impuissant. Cette ironie du sort était la raison d’être de toute la scène.
Sugino, en bon salaud, se suicide sous leurs yeux en se jetant du haut d’une falaise, afin que le souvenir de sa mort s’interpose entre eux et les empêche de s’aimer. Qu’on ne lui donne pas satisfaction.
Amours dans la neige rejoint le film précédent du réalisateur, Flamme et Femme, sorti un an plus tôt, dans sa tentative de remettre en question les définitions traditionnelles d’une masculinité fondée sur la puissance sexuelle et procréatrice, et le besoin de posséder. Les deux souffrent de certaines faiblesses : Amours dans la neige triche sur la question de l’impuissance, et Flamme et Femme, un peu daté sur le sujet de l’insémination artificielle, pâtit de l’erreur déjà présente dans Passion ardente de filmer des viols comme des consentements tardifs. Cela ne m’empêche pas de les apprécier comme les jalons de nouvelles formes de masculinité.
Comme annoncé hier sur mon blog, je compte suspendre la publication de cette lettre après le 14 Juillet (il est temps pour moi de faire une pause) pour la reprendre le 5 septembre prochain. Les salons du club sont maintenus jusqu’au 31 juillet et reprendront à la rentrée.
À vendredi prochain pour la dernière lettre de l’année.
Cette semaine sur le blog : Yoyū.
De mes archives · juillet 2019
1 essai : Décentrer la littérature.
5 lettres : Rien n’est vrai, tout est permis, Ne paniquez pas : l’imagination selon Thom Yorke, Murmures d’un rêveur insomniaque, Pour réussir, visez bas & N’oubliez pas vos chutes.
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