Une parfaite épouse
Un mari dit à sa femme : « Une parfaite épouse est comme l’air. Personne ne la remarque, pourtant on ne peut pas vivre sans elle. Toi, tu n’es plus si aérienne. » Un autre homme, en possession de photos d’elle nue, lui dit encore : « Je crois que j’étais amoureux de la femme que vous étiez sur les photos. Une femme qui n’existe pas dans la réalité. » Les deux mufles projettent sur elle une image qui s’intercale entre eux et elle et ne reflète que leur désir de possession. La femme sous-jacente leur reste inaccessible, imperceptible, inintelligible. C’est Mariko Okada qui l’interprète, et nous sommes bien sûr dans un autre film de Kijū Yoshida, Le Lac des femmes (1966), sans doute l’un de mes préférés.
(Le titre suivant dans sa filmographie, Passion ardente (1967), me plaît nettement moins. Ou disons qu’il me gêne davantage. Continuez de lire, vous en saurez bientôt plus…)
Reprenons depuis le début. Miyako trompe son mari avec Kitano pour lequel elle n’éprouve aucun sentiment. En dehors de l’hôtel où ils se retrouvent deux ou trois fois par mois, il n’y a rien entre eux, dit-elle quand il lui réclame un souvenir. Elle se demande pourquoi les femmes se retournent sur son passage dans la rue. « C’est parce que vous êtes belle. — Avant, c’est aussi ce que je pensais. Mais plus maintenant. Mon visage… a quelque chose d’insupportable pour une femme. — D’insupportable ? — Le visage d’une femme qui passe sans scrupule ses journées à l’hôtel. »
Elle accepte de poser nue pour lui, moins pour lui faire plaisir que pour comprendre ce que son corps peut avoir de si choquant aux yeux d’autres femmes. Est-ce son insoumission ? Par le jeu du cadrage serré et du noir et blanc granuleux, son corps se transforme en paysage, des dunes apparaissent, une mèche de cheveux devient un tourbillon pris dans le chenal d’une aisselle, la torsion de son buste un glissement de terrain. Chaque cliché morcelle son corps en autant de parcelles sur lesquelles l’homme peut revendiquer ses droits. Ce ne sont pas des souvenirs, mais des titres de propriété.
Quand un inconnu lui dérobe son sac à main qui contenait les négatifs, commence un chantage qui la mène jusqu’à une station balnéaire. Elle y retrouve Ginpei, voleur et maître-chanteur, qui ne veut pas lui rendre les photos, sans préciser ce qu’il attend d’elle. Les pervers étant de grands timides, il ne peut pas le dire, même si c’est assez clair. « Vous voudriez que je vous aime », lui souffle-t-elle. N’est-elle pas en train de lui suggérer quelque chose ? C’est sans doute à cet instant qu’elle prend le dessus dans le rapport de force qui les oppose.
Kitano l’a suivie jusque-là, lui-même suivi par sa fiancée (ou l’histoire conçue comme un enchâssement de filatures), mais il n’obtient rien de plus du maître-chanteur, malgré ses menaces et une altercation. Quand sa fiancée le retrouve, Kitano retourne auprès d’elle et abandonne Miyako à son sort.
Elle suit Ginpei sur la plage, où les deux flânent jusqu’à tomber sur le tournage d’un film, qui se charge du sous-texte de leur relation de plus en plus ambivalente. Toute la séquence est brillante. Deux amants se retrouvent près d’un bateau échoué là. Le réalisateur montre à son actrice comment se positionner pour être embrassée et étreinte et s’ouvrir au désir de l’autre (autrement dit : sois aussi passive que quand je te manipule, femme). Sa pose est façonnée par l’homme pour le regard des hommes. Rien de sensuel ne survit à cette fabrique des gestes. Une doublure est présente pour les scènes de nu, notamment une scène de viol au cours de laquelle l’actrice panique et s’enfuit. Sans doute a-t-elle revécu un ancien traumatisme.
Après ce film dans le film, Miyako couche de son plein gré avec Ginpei, puis le pousse du haut d’une falaise. De retour à l’hôtel, elle découvre son mari qui l’attend dans sa chambre, prévenu par Kitano qui lui a révélé toute l’affaire. Si l’infidélité de sa femme le bouleverse, sans parler du danger qu’elle a couru, il n’en laisse rien paraître et s’endort dans le train qui les ramène chez eux.
S’il a toutes les qualités plastiques du Lac des femmes, et traite le même sujet d’une épouse « imparfaite » en froid avec son mari, et qui se libère du regard des hommes en assumant ses propres désirs, Passion ardente échoue là où celui-ci réussit. Il me gêne par une scène de sexe que l’on peut sans difficulté qualifier de viol. À vrai dire, j’ai du mal à croire qu’on puisse la voir autrement. Sauf qu’à l’instar de Yoshida, la principale intéressée ne parle pas de viol mais d’adultère. Bien que l’hypothèse du déni soit évoquée par un policier, tout porte à croire que ses tentatives de fuir ou combattre son agresseur n’étaient qu’une autre manière de lui dire oui (excuse bien connue des violeurs, qui confondent perception et consentement – je vois donc je viole). Quand elle cède, ce n’est pas filmé comme un état de sidération, mais comme un consentement tardif qui justifie rétroactivement son agression. Cette seule scène rend tout le film caduque à mes yeux, même s’il a d’autres qualités (notamment un usage très intéressant des dialogues off, comme émancipés des images, qu’ils complètent sans en être tributaires, précurseurs en cela des derniers films de Terrence Malick). Ça m’a toujours dérangé de voir dans un film une femme défendre l’intégrité de son corps pour qu’un homme lui demande ensuite de récompenser son agresseur. L’homme manque d’imagination. Nous méritons de meilleurs modèles.
Cette semaine sur le blog : La solitude du ventriloque & Toutes ces voix.
De mes archives · juin 2019
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