Si Œdipe avait une sœur

Dans Histoire écrite sur l’eau (Kijū Yoshida, 1965), Mariko Okada interprète une mère dont le fils est sur le point d’épouser la fille de son amant. Il hésite encore, refuse d’avoir le moindre rapport charnel avec elle avant le jour de leurs noces (ce qui ne l’empêche pas de coucher avec une geisha diligentée par son futur beau-père – comme cadeau de mariage ? ou afin de s’assurer qu’il est tout à fait qualifié pour la tâche ?) ; hélas, il ne veut pas se séparer de sa mère. Quand il trouve dans une petite boîte ce qui reste de son cordon ombilical, il lui demande : « Mon cordon… ? Est-il à moi ou à toi ? C’est difficile à dire. » En lui demeure l’enfant qui ne sait pas encore faire la différence entre son corps et celui de sa mère.

Il découvre qu’elle a une liaison avec son beau-père et menace de se tuer (il suggère même à sa mère de mourir avec lui). Son défunt père est-il son géniteur ? Sa fiancée est-elle aussi sa demi-sœur ? La question n’est jamais élucidée, la temporalité reste confuse (et Yoshida fait tout pour emmêler passé et présent, fantasme et réalité), mais on est en droit d’en douter. Son scrupule est un prétexte pour ne pas vivre avec sa femme, qu’il a épousée entre-temps. Car celle qui l’obsède derrière l’écran de cette femme-sœur providentielle, c’est bien sa mère, trop belle pour son âge, dont on lui demandait enfant si elle n’était pas sa sœur. Les garçons avec qui il traînait proféraient à son sujet toutes les obscénités que vous devinez. La mort de son père a laissé vacant le rôle d’amant et de chef de famille (et toute l’œuvre de Yoshida est une critique du patriarcat de la société japonaise, de l’Empereur au père de famille), centre vide que tout le monde s’est empressé d’occuper, ne serait-ce que par la pensée et le regard. Porterait-il en lui cet amour incestueux si son père avait survécu ? Ce n’est que suggéré, mais sa mère sacrifiera toute décence (et peut-être son équilibre mental) en se donnant à lui pour l’empêcher de se suicider. De toute la scène, on ne verra que son regard.


Pour comprendre l’enjeu de ce regard, et pallier toute difficulté d’interprétation de l’œuvre de Yoshida, il faudrait peut-être revenir au troisième essai de Voir le voir de John Berger, consacré au nu dans la peinture européenne et à sa relation au regard de l’homme, qui réifie par son désir la femme observée. Ainsi :

Les hommes regardent les femmes alors que les femmes s’observent en train d’être regardées. […] Le surveillant intériorisé est perçu en tant qu’homme et l’être surveillé en tant que femme. C’est ainsi que la femme se transforme en objet et plus particulièrement en objet du voir : un spectacle.

Non content d’en faire un spectacle, le peintre de la Renaissance rend la femme complice de ce spectacle, en lui tendant très souvent un miroir où se regarder pour s’assurer de sa beauté. Si les hommes lui prêtent la pire des vanités, c’est par hypocrisie et moralisme, pour masquer le désir même auquel elle semble se soumettre. Elle regarde le spectateur, l’invite à la regarder et à jouir du spectacle qu’elle lui donne. Berger note que, s’il y a parfois un amant représenté à ses côtés, « elle détourne souvent son regard […] pour le porter sur celui qui se considère comme son véritable amant : le propriétaire-spectateur ». Berger oppose ainsi être nu – « c’est être soi-même » – et être un nu – « c’est être pour autrui la vision du nu non reconnu comme être ».

À cette tradition qui se prolonge encore aujourd’hui et « tient pour acquis que le spectateur “idéal” est toujours mâle, et que l’image de la femme est faite pour le flatter », il existe peut-être, note Berger, une centaine d’exceptions, parmi lesquelles Danaé de Rembrandt ou Hélène Fourment sortant du bain de Rubens.

Dans chaque cas, la vision personnelle qu’a l’artiste de la femme qu’il peint est si forte qu’elle ne laisse aucune place au spectateur. Le peintre, dans sa vision, lie la femme à lui de telle sorte qu’ils deviennent aussi inséparables que des couples de pierre. Le spectateur peut être le témoin de leur relation, mais il ne peut rien faire de plus : il est obligé de reconnaître qu’il est étranger. Il lui est impossible de s’illusionner délibérément et de croire que la femme est dévêtue pour lui. Il ne peut donc pas la transformer en nu. Le peintre a mis dans son tableau le consentement, les intentions de la femme aimée ; il suffit d’observer sa façon de la peindre, la composition de l’image ou l’expression qu’il donne à son corps ou à son visage.

Kijū Yoshida est l’une de ces exceptions. Il a offert au cinéma japonais le regard de femmes en butte au désir masculin et les a placées au centre de ses films. La spécificité de son œuvre tient au fait qu’elle nous rendent notre regard, agissent et, si elles doivent se sacrifier, le font délibérément. (On peut aussi regretter qu’elles y soient réduites.) D’objets regardés, elles deviennent des sujets regardant.

Et ce regard rendu est avant tout celui de Mariko Okada, la femme de Yoshida, qu’il a rencontrée à la Shōchiku où ils travaillaient tous deux. Quand il a pris son indépendance, elle a décidé (contre son avis) de le suivre pour fonder avec lui leur propre société de production. Si bien qu’on peut dire que les films de Yoshida sont aussi des documentaires sur Mariko Okada, dont les yeux si beaux constituent le double foyer de son œuvre.


De mes archives · mai 2019

1 critique : « Shit happens, deal with it » (White, de Bret Easton Ellis).

4 lettres : Pourquoi je ne lis plus les critiques, Résister à la tension créative, Parlons du dernier Bret Easton Ellis & Le cabinet de curiosités de David Lynch.


Vous avez une question ? Posez-la moi par retour d’email.

Vous voulez écrire davantage et mieux ? Adhérez au club d’écriture.

Bloqué(e) dans l’écriture d’un roman ? Sollicitez mon aide.