Elle meurt pour qu’il réussisse

Ça avait pourtant mal commencé. Pour une raison que seuls les dieux du streaming connaissent, un bug quelconque ne cessait de désynchroniser la bande-son et l’image. Chaque scène apparaissait ainsi comme hantée par l’écho de la scène précédente, à part le final déchirant, pour lequel image et son ont daigné s’entendre, et concourir à ma tristesse.

Dans Conte des chrysanthèmes tardifs (Mizoguchi, 1939), Kiku est un mauvais acteur de kabuki flatté par la troupe de son père adoptif, un acteur célèbre à qui il est destiné à succéder. Les flagorneurs flétrissent de leurs cajoleries le peu de talent qu’il a, ou plutôt, le détournent du seul travail qui compte s’il veut maîtriser son art – intérieur, obstiné et dépourvu de tout glamour. Otoku, la nourrice de la famille, est la seule personne à lui faire un retour sincère sur son piètre talent. Le contraste est si marquant qu’il en tombe amoureux. Non seulement il se voit tel qu’il est, mais aussi tel qu’il pourrait être, tel qu’Otoku l’imagine – grand acteur.

Si on le flatte par pessimisme quant à ses chances de s’améliorer, elle l’aime par optimisme, la meilleure et la plus dangereuse des raisons d’aimer quelqu’un. S’il ne se montre pas à la hauteur de ses espérances, il finira par les lui reprocher. Otoku croit si bien à son talent qu’elle s’en fait « l’aide-soignante », afin qu’il puisse un jour devenir le digne successeur de son père. Même si les muses ont été inventées par des hommes qui voulaient seulement coucher avec elles, Otoku est peut-être ce qui se rapproche le plus de la femme d’artiste idéale (la femme d’écrivain par excellence a pour nom Véra Nabokov, le jour de sa naissance est férié dans mon cœur). Cela dit, c’est un idéal encore trop maternant et effacé à mon goût. Mon modèle de perfection, où l’amour et l’art se mêlent au lieu de s’opposer, est un piano à quatre mains.

Le père de Kiku désapprouve leur relation (elle est d’un rang inférieur au sien), l’interdit même, et renvoie Otoku pour préserver des ragots le prestige de son nom. Kiku part à sa recherche et finit par vivre avec elle dans une troupe itinérante de second ordre. Il y mène une carrière peu reluisante d’acteur amer qui joue en deçà de son potentiel (il a progressé, mais les villes de province où ils se produisent sont moins exigeantes que le public averti de la capitale, et il a appris à s’en contenter). Sa confiance en lui s’étiole, ses chances de succès et d’un retour triomphal à Tokyo s’amenuisent. Le cycle du découragement est amorcé. (Je peux très bien me mettre à sa place, j’ai d’ailleurs fondé le club pour de telles personnes. Contrairement à ce que semble suggérer Mizoguchi, je crois que le talent s’approfondit dans l’expérimentation joyeuse plutôt que dans la souffrance.) Leur amour en pâtit, Otoku dépérit, qui est la seule à croire encore en lui. Avant qu’il ne soit trop tard, elle décide de sacrifier tout ce qui lui reste, son amour pour lui, afin qu’il puisse retourner auprès des siens et devenir un acteur accompli et célèbre.

C’est un rare exemple de film sur le mérite qui ne soit pas méritocratique. Il faut bien sûr apprendre ses lignes et répéter, mais le talent ne suffit pas, dit l’un des personnages. Sans nom illustre pour le soutenir, il n’est rien. Otoku l’a compris la première.

Bien que chez Mizoguchi les femmes soient plus fortes que les hommes, ce sont ces derniers qui leur survivent et prospèrent sur leur sacrifice. Kiku est un onnagata, un acteur de kabuki spécialisé dans des rôles féminins très stylisés (les femmes sont interdites sur scène depuis 1629, Mizoguchi lui-même a débuté sa carrière alors qu’elles commençaient tout juste à pouvoir jouer devant la caméra). Ces rôles de substitution, même s’ils ne se limitent pas à ça, symbolisent d’une certaine manière le fait qu’il doit sa réussite à Otoku.

On remarque que Mizoguchi est plus révolté que révolutionnaire à ce qu’il ne remet jamais en question le statu quo. Quand Otoku, malade et alitée, est enfin acceptée par son beau-père, et qu’après des années de sacrifice plus rien ne s’oppose à l’officialisation de leur union, elle lui en est reconnaissante, au lieu d’éprouver une once de ressentiment légitime. Elle finit par s’éteindre pendant que Kiku, victorieux, parade en tête d’une procession en son honneur. L’absence notoire de gros plans, y compris dans ce moment crucial du film, va à l’encontre des règles implicites du mélodrame, qui cherche à magnifier les passions des personnages. La passion d’Otoku est filmée dans un plan large, son dernier souffle passe inaperçu, on ne se rend compte de sa mort que lorsque la femme qui la veille s’approche d’elle et prend son pouls. Juste avant d’enjoindre Kiku de participer à la parade (il se doit à son public), elle disait être heureuse. Il avait réussi.


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De mes archives · avril 2019

5 lettres : Ne renonce pas, L’enfer, c’est les mots, Offrez du temps pour en gagner, Écrire des dialogues comme Quentin Tarantino & Au lecteur de raconter l’histoire.


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