La femme-clown et la bête
Mort, folie et innocence dans La Strada de Fellini.

Dans La Strada de Fellini, Giulietta Masina a inventé un archétype de femme-clown aussi important que Charlot – et elle n’a eu besoin que de ses yeux. Ce qu’elle arrive à leur faire faire ! Deux astres qui montent au ciel de son visage et l’illuminent, un miracle aussi incompréhensible que l’aube. La bouffonnerie n’est pas une qualité que l’on voit souvent associée aux femmes. Même l’intelligence vous est plus facilement accordée que le sens de l’humour.
Giulietta Masina joue une simple d’esprit, Gelsomina, vendue par sa mère à une brute de forain nommée Zampano (Anthony Quinn, suintant de bestialité). Il était déjà parti avec sa sœur Rosa, sans doute contre la même somme de 10 000 lires, mais celle-ci vient de mourir, dit-il. Les femmes sont vraiment interchangeables, n’est-ce pas, des biens qu’on use et jette et remplace.
Il emmène Gelsomina et lui apprend le métier (si on peut appeler ça de la pédagogie), qui consiste à s’occuper de lui. D’abord craintive, puis admirative (elle ne connaît rien d’autre, la pauvre), elle développe pour lui un attachement qui transcende sa brutalité. Il la rudoie, la bat, la viole même, bien que ce ne soit pas montré (il la force à dormir avec lui dans sa carriole, puis fondu au noir). Alors qu’elle pourrait s’enfuir et retourner dans sa famille, que plusieurs personnes lui proposent de partir avec elles, Gelsomina décide de rester à ses côtés. Sinon, qui s’occuperait de lui ?
On ne sait rien de l’animal. Dès que Gelsomina lui demande d’où il vient, il esquive la question et se ressert du vin. En un sens, il a toujours été sur la route, errant d’un village à l’autre, où devant des badauds crédules il bombe le torse et bande ses muscles pour briser la chaîne qui l’enserre, sans toutefois se libérer de celles, nombreuses, qui le poussent à répéter de jour en jour un comportement violent, pour lui et Gelsomina. Il ne réfléchit pas au-delà de l’étape du jour et suit la première femme qui passe. Avec lui, les pourboires n’ont jamais mieux porté leur nom.
Ils rencontrent le Fou, qui ne supporte pas Zampano et le lui fait bien sentir ; la tension monte entre les deux – pour une raison que j’ignore, les brutes n’aiment pas qu’on se moque d’elles. Et ni l’un ni l’autre ne savent pourquoi ils ne peuvent pas se voir. Leur animosité réciproque ne trouve son origine dans aucun événement fondateur. Elle est vierge de tout passé, presque en dehors de l’histoire. Mythologique. Elle a existé, existe et existera toujours. C’est la lutte entre l’esprit et le corps, la faiblesse et la force, l’humour et la bêtise. Funambule, le Fou oppose sa légèreté à la pesanteur de Zampano, qui s’abat sur lui quand il le croise de nouveau sur la route – et le tue sous les yeux de Gelsomina, qui en perd la raison. Mort, le Fou semble contaminer Gelsomina de sa folie. Elle tombe malade. Zampano prend pitié de sa « tête d’artichaut », s’y attache, mais ne supporte pas l’image de meurtrier qu’elle lui renvoie, et finit par l’abandonner.
Il pleure en apprenant sa mort des années plus tard. Nous ne devrions éprouver aucune compassion pour cette brute, et pourtant, le génie de Fellini fait qu’on pleure avec lui. Il était assez généreux pour étendre sa pitié aux bourreaux et en montrer les faiblesses et les remords. C’est aussi une manière de nous dire : nous sommes tous Zampano. Sinon des hommes violents, du moins des hommes de violence, comme dirait Max von Sydow dans Shutter Island, violence que nous portons en nous et que le langage permet de contenir ou tempérer. C’est quand les mots viennent à manquer que le pire est à craindre.
De mes archives · fév. 2019
4 lettres : Bien écrire, Kurt Cobain avait raison, Transgressez votre propre mesure & Ma déclaration d’indépendance.
Vous avez une question ? Posez-la moi par retour d’email.
Vous voulez écrire davantage et mieux ? Adhérez au club d’écriture.
Bloqué(e) dans l’écriture d’un roman ? Sollicitez mon aide.