Frère et sœur (cachée)

D’après L’Enfance d’un chef, de Brady Corbet.

Frère et sœur (cachée)
Abbott Handerson Thayer, Frère et Sœur (Mary et Gerald Thayer) (détail), 1889. Source : Smithsonian American Art Museum.

Enfant, il était si beau que tout le monde le prenait pour une fille. C’est dire si la beauté n’est pas une qualité que l’on attend des hommes ; sans doute en va-t-il de même de la tendresse. Adulte, il rase son crâne et se laisse pousser une barbe de jeune patriarche – dommage, ses boucles blondes me rappelaient Tadzio (Björn Andrésen) dans l’adaptation de Visconti de La Mort à Venise. Pressentait-il, par un anachronisme de la pensée que je lui concède volontiers, que sa beauté serait aussi maudite que la sienne ? Pour s’en venger, il ne trouve rien de mieux à faire que d’enlaidir le monde par ses discours et ses légions fascistes ; il puise dans le ressentiment de peuples durement touchés par le traité de Versailles (que son diplomate de père a aidé à négocier) pour fonder de nouvelles haines et une nouvelle guerre. Plus jamais on ne le prendra pour une fille.

L’autocrate adulé en 193* par une foule de mains brandies était déjà présent dans l’enfant brutal de 1919. C’est ce qu’il a choisi de conserver et fortifier. Il a rejeté toute forme de beauté qu’il ne pouvait pas contrôler, que ce soit la sienne (il s’enlaidit en grandissant), celle de sa préceptrice, qu’il fait renvoyer, ou celle de sa mère, qu’il frappe à la tempe avec un caillou, lui faisant perdre connaissance le soir où tout le monde célèbre la signature du traité (le film s’ouvre sur le même enfant jouant avec les mêmes cailloux, qu’il jette sur des paroissiens sortant d’une église). La beauté est une faiblesse que l’on expose au monde (c’est aussi une force, mais trop subtile et indirecte pour qu’il puisse en avoir conscience). Les autres la convoitent comme il convoitait le sein de sa préceptrice (le gros plan le concernant m’a paru durer des minutes et des minutes), qu’il finit par saisir comme il craint qu’on ne se saisisse de sa beauté à lui, et qu’on ne s’en serve comme il aimerait se servir des autres. Il projette sur le monde ses peurs et ses désirs égocentriques. Quand il se balade nu dans la maison où son père accueille une délégation de diplomates, ce n’est pas qu’un acte d’exhibitionnisme. C’est aussi un défi à l’autorité et une revanche sur le regard de l’autre (un invité venait de le confondre avec une fille) – j’impose un corps qu’on me dénie comme plus tard j’imposerai au monde mes corps d’armée.


Tout garçon porte en lui une sœur qu’il doit celer s’il veut devenir l’homme fort qu’il s’impose comme modèle. Sa seule présence suffit à le troubler et l’empêche de saisir sa place dans le monde. Aussi l’emmure-t-il dans un coin de son être, la prive-t-il de lumière et d’affection jusqu’à ce qu’elle s’étiole ou qu’il l’oublie. Mais peut-on jamais tuer une part de soi ?

La voilà qui résiste et vous revient par des voies détournées. Votre rire est le sien, vous vous forcez à ne plus rire. Sa foulée est légère, vous apprenez à marcher au pas. Elle écoute, vous donnez des ordres. Des femmes vous la rappellent encore ? Vous vous empressez de les bafouer et les meurtrir. Quelle liberté, lui dites-vous avant de la renvoyer là où elle ne doit pas éclore, quelle liberté vraiment de ne pouvoir enfanter. Vous préférez semer un peu partout des bâtards que vous délaissez comme vous-même avez été délaissé.

En grandissant, les petits garçons terrifiés se rasent le crâne et portent la barbe et aspirent à séduire et conquérir et diriger. Les entourent maintenant des hallebardes de poings brandis, des regards vides qui reflètent le vide qu’ils portent en eux et dont ils ne savent plus l’origine. Ils ont trouvé leur place.


Cette semaine sur le blog : Regard, tact et voix, Problèmes & Solutions.


De mes archives · déc. 2018

3 lettres : La guerre des visages, Kafka thérapie & L’œuvre d’art comme don.


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