La bonté des femmes

Sur Les Linceuls de David Cronenberg, et les fantasmes de J. G. Ballard.

La bonté des femmes
Jan Toorop, Ô tombe, où est ta victoire ? (détail), 1892. Source : Rijksmuseum.

Le dernier film de David Cronenberg m’a rappelé l’autobiographie romancée (et nous le verrons, très fantasmée) de J. G. Ballard, La Bonté des femmes. Le chapitre éponyme, qui survient après la mort de sa femme, et divise le livre en deux moitiés presque symétriques, raconte comment le deuil l’a coupé des femmes et comment, une fois la colère passée, leur compagnie et l’affection de ses enfants (et l’alcool) l’ont maintenu en vie.

La bonté des femmes vint à mon secours à une époque où j’avais presque abandonné tout espoir. Quelques semaines à peine après sa mort, je découvris que j’avais perdu non seulement Miriam, mais toutes les autres femmes au monde.

La première à l’aider est sa belle-sœur Dorothy. Aussitôt après le décès de Miriam, elle couche avec lui par « devoir envers les enfants de sa sœur morte » (à qui elle ressemble, n’oublie-t-on pas de nous préciser), pour assumer « ses obligations envers [elle], en calmant son mari veuf et en lui rappelant que Miriam survivait dans notre affection et dans les souvenirs que nous partagions ». Admettons (et c’est beaucoup lui accorder). Ce que je trouve encore moins crédible, mais peut-être suis-je sur ce point d’une frilosité toute conservatrice, c’est que cette mère de famille par ailleurs respectable ait eu l’idée de coucher avec lui dans le lit du fils aîné, sans que cela ne suggère de sa part un fantasme particulier. Où l’on voit que Ballard, outre ses dialogues artificiels, manque parfois de sensibilité pour se mettre à la place de ses personnages, du moins ceux qui ne partagent pas ses délires eschatologiques et autres visions du « royaume de lumière » instauré par la bombe (celle de Nagasaki, en forçant les Japonais à se rendre, lui a sans doute sauvé la vie, ainsi qu’aux autres prisonniers du camp de Longhua, en Chine, où il était interné durant la guerre).

… j’étais presque prêt à croire qu’une Troisième Guerre mondiale aurait pu sauver Miriam et que la guerre qui viendrait après celle-là la ressusciterait peut-être d’entre les morts.

Le narrateur préfère coucher avec Dorothy dans le lit conjugal encore défait et emprunt de l’odeur de Miriam, « un chœur de fantômes » qu’il s’agit de libérer de l’attraction de la mémoire. Est-ce une manière de lui faire ses adieux, comme plus tard ses enfants mimeront l’enterrement de leur mère, interprétée par la plus grande affublée de sa robe de mariée ? Au contraire, cela ne fait qu’accroître la confusion entre Miriam et Dorothy, et comme Scottie dans Vertigo, Ballard ne semble pas voir en quoi cela pourrait déranger la seconde de jouer le rôle de la première. La bonté des femmes a bon dos.

S’ensuit une année d’abstinence au cours de laquelle il élève seul ses trois enfants, à l’admiration dubitative de son entourage. Ou plutôt, ses trois enfants l’élèvent, surveillent sa consommation d’alcool, organisent sa vie sociale, etc. Puis il couche avec toutes les femmes du livre (surcompensation de l’année d’abstinence), dont la bonté est avant tout synonyme de disponibilité sexuelle, sans que Ballard ne semble envisager l’asymétrie du traitement amical mais égocentrique qu’il réserve à ses personnages féminins, qui demeurent presque toutes les satellites du protagoniste. Il n’est pas jusqu’à son ancienne gouvernante de Shanghai, désormais la soixantaine, qu’il retrouve à Los Angeles à l’occasion de la première d’Empire du Soleil, qui n’échappe à la règle. Peggy est l’exception notable, et son indépendance nous l’attache plus que tous les détails anatomiques des autres femmes de sa vie.

Elle m’avait connu de façon trop intime à Longhua, où elle m’avait lavé et nourri quand j’étais malade, et avait partagé avec moi trop de tensions émotionnelles pour avoir envie que nous fussions de nouveau proches.

Contrairement à Ballard, et dans une moindre mesure Hitchcock, David Cronenberg comprend très bien le problème que pose l’envie de coucher avec le sosie de sa femme disparue. Il venait lui-même de perdre la sienne quand il a écrit et tourné Les Linceuls. Vincent Cassel y interprète Karsh, un entrepreneur qui porte encore le deuil de sa femme Becca (Diane Kruger), quatre ans après sa mort. D’une certaine manière, lui qui ne se sentait vraiment vivre que dans son corps à elle est le plus mort des deux. À bord du cercueil blanc de sa Tesla autonome, il circule sur un plan de l’existence qui n’est déjà plus celui des vivants. Il continue de la voir en rêve, pour s’enfouir à nouveau dans ce corps mutilé par le cancer et les traitements, sans plus savoir si c’est un rêve ou la réalité, si elle est morte ou vivante – et elle non plus.

Il l’aurait rejointe dans la tombe s’il avait pu. À la place, il a conçu un linceul technologique qui permet de voir en temps réel et haute résolution le corps décomposé de l’être aimé. Mais son prototype de cimetière connecté est bientôt vandalisé, les données siphonnées, et toutes les théories conspirationnistes s’offrent à lui : écoterroristes islandais, hackers russes, tentative d’ingérence de l’investisseur chinois, etc. Je n’entrerai pas dans le détail, tant ces idées restent des hypothèses, au mieux des fausses pistes, jamais certaines, jamais explorées jusqu’au bout, comme c’était déjà le cas dans Les Crimes du futur, qu’il me faudrait revoir en acceptant le pari de Cronenberg de s’approcher du thriller sans s’abandonner à ses règles.

Ces diverses théories du complot sont moins des éléments d’intrigue que des aphrodisiaques pour Terry, la sœur jumelle névrosée de Becca, qui n’accepte pas sa mort et tente de donner un sens à quelque chose qui n’en a pas. Et la raison d’être des idées conspirationnistes est d’imposer un ordre, même occulte, au désordre du monde. Karsh n’étant pas Scottie, ce n’est pas lui qui sollicite Terry, mais l’inverse. Elle est de plus en plus excitée par un Karsh qui ne sait plus à quelle sœur se vouer, alors que son assistante personnelle, une IA à qui il a donné la voix et l’apparence de Becca, commence à l’inquiéter par son comportement erratique. Peut-être conspire-t-elle également contre lui.

Enfin, il n’est pas anodin que le personnage de Soo-Min, interprété par Sandrine Holt, soit aveugle. Voyeur pour deux, Karsh s’envole avec elle pour un nouveau départ à Budapest. Le film finit sur une note ambivalente, entre aliénation et émancipation : bien que Karsh accepte la proposition de Soo-Min de se faire enterrer à ses côtés (une forme macabre de romantisme, je suppose), Soo-Min prenant symboliquement la place de Becca, c’est avec le corps couturé de cette dernière qu’elle lui apparaît dans l’avion qui les emmène à Budapest. Nous aimons croire que c’est une manière pour Becca de lui dire que la vie recommence. La bonté des spectres.


Cette semaine sur le blog : Corrections & Don’t kill your darlings.


De mes archives · nov. 2018

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