Ce qui nous retient de changer
Moins l’inconnu que la peur qu’il nous inspire.
Plus tard, Powers pensa souvent à Whitby, et aux étranges sillons qu’avait creusés le biologiste, au hasard apparemment, sur tout le fond de la piscine vide. Profonds de trois centimètres et longs de huit mètres, entrelacés pour former un idéogramme complexe semblable à un caractère chinois, il lui avait fallu tout l’été pour les terminer […] Après le suicide de Whitby, nul ne s’était soucié des sillons, mais Powers empruntait souvent la clé du gardien pour aller dans la piscine désaffectée étudier le labyrinthe de rigoles effritées qu’emplissait à moitié l’eau suintant de l’appareil de javellisation : une énigme à présent insoluble. — J. G. Ballard, « Les voix du temps », Nouvelles complètes, volume 1 (1956–1962).
J’associe depuis l’enfance les grands volumes d’eau – piscine, gravière, lac, mer, océan – à l’inconnu. Non seulement ils lui sont liés, mais il les lie tous, et plus le volume est grand et insondable, plus l’inconnu effraie. Qui aime flotter sur un abîme ? Mais une piscine suffit à paralyser un enfant qui ne veut pas y plonger. Il reste assis sur le rebord, les pieds dans l’eau, regardant avec envie les autres nageurs s’y ébattre. Jusqu’à ce qu’il glisse (croit-il encore, après toutes ces années, qu’il s’agissait d’un accident ?) et coule et remonte à la surface et tousse et crache de l’eau avec le sourire. Que n’inventerait pas l’homme pour se préserver du chaos et de la joie ? Ses digues sont souvent si dérisoires que la première vague les emporte. Or, si elles ne vous protègent de rien, elles entravent bel et bien tous vos mouvements.
Je crois qu’il en va de même avec l’imagination. Au lieu de l’embrasser, on se coupe d’elle, on se retranche de plus en plus sur cette bande de soi que l’on connaît déjà, plutôt que de descendre dans l’inconnu. C’est l’inverse d’une mue. On se recroqueville au lieu de croître, pour faire de la place à toutes les protections que l’on estime nécessaires : théories, méthodes, etc. (Je ne dis pas qu’elles sont mauvaises, certaines sont même très intéressantes, mais ce ne sont pas elles qui vous permettent d’écrire. Idem pour vos compulsions de documentation.) Et plus les premières se révèlent insuffisantes, plus on en rajoute. Tout ça n’est que digues empilées sur d’autres digues, à vous rendre dingue. On ne se prémunit pas ainsi contre l’inconnu, mais contre la peur qu’il inspire. Ou comment s’emmurer en soi avec la meilleure volonté du monde :
… plus je comprenais comment il fallait faire, plus mes mises en scène étaient ennuyeuses. Hier comme aujourd’hui, quand je suis inspiré, tout va bien, mais quand j’essaie de faire les choses correctement, c’est un désastre. — Keith Johnstone, Impro.
Le pire étant bien sûr que pendant tout ce temps, on a assez l’impression de s’agiter pour croire que l’on avance. Et plus le temps passe, plus l’on s’enferme dans les mêmes stratégies vouées à l’échec. (Ce terme tout militaire prouve assez le peu d’abandon que l’on s’offre.) Comment s’avouer le temps perdu ? On préfère continuer de souffrir plutôt que de changer, et c’est toute la perversité des habitudes bâties sur une crainte.
Notez bien qu’il ne s’agit pas d’un manque de volonté, mais d’une volonté dévoyée par la peur. Aussi est-il inutile de sombrer dans un stakhanovisme effréné, vous ne feriez que prolonger votre agonie tout en vous épuisant. La meilleure manière de perdre ses mauvaises habitudes est de ne pas vouloir s’en défaire, mais d’implémenter tout autour d’elles un nouveau système de petits gestes répétés sur la durée – 500 mots par-ci, 750 par-là, « génie ou non » – qui finira peu à peu par remplacer d’anciennes manies.
Et comme tout changement n’est avant tout qu’un changement d’identité, l’échange provisoire d’une superstition pour une autre, vous renoncerez à vos certitudes et embrasserez la part créatrice du doute, à l’instar du narrateur du « Cauchemar d’Innsmouth », la très bonne nouvelle de Lovecraft que j’ai finie hier. (On en parle quand vous voulez sur le Discord du club.) L’inconnu cessera de vous effrayer, vous n’éprouverez plus autant de répulsion qu’auparavant pour les créatures inhumaines qui viennent de la mer, et peut-être à votre tour glisserez-vous dans l’abîme.
Dans What Would Lynne Tillman do?, l’écrivaine américaine a cette très belle image de l’écriture : « Écrire revient à présent à faire des longueurs sans piscine. » En précisant aussitôt : « Peut-être que nous nous lamentons dans un vide esthétique ou que nous crions dans un trou noir, peut-être que la vie est vide ou pleine ; nous ne pouvons pas savoir dans quoi nous baignons – les poissons ne savent probablement pas qu’ils sont dans l’eau (mais qui peut en juger). » À vous de creuser votre propre piscine et de la remplir d’images. Car toutes les mers sont intérieures.