L’impensable oubli

Laissez-moi oublier.

L’impensable oubli
Paul Gauguin, Manao tupapau (Elle pense au fantôme ou le fantôme pense à elle), de la suite Noa Noa, 1893-1894.

Du Testament de François Villon, poète fripon à jamais en exil dans nos cœurs, je ne me rappelle que quelques strophes étudiées pour le bac. Ainsi, de la strophe XXII, j’ai surtout retenu l’air de regret mâché que la France mettra cinq siècles à retrouver chez un Verlaine ou un Laforgue :

 Je plaings le temps de ma jeunesse,
Ouquel j’ay plus qu’autre gallé,
Jusque à l’entrée de vieillesse,
Qui son partement m’a celé.
Il ne s’en est à pied allé,
N’à cheval ; las ! et comment donc ?
Soudainement s’en est vollé,
Et ne m’a laissé quelque don.

Le « vieux » Villon qui se lamente ainsi sur l’envol de sa jeunesse (le temps la lui arrache comme un ectoplasme) n’a alors que 30 ans. Sa mélancolie s’aggrave à la strophe suivante :

 Allé s’en est, et je demeure,
Pauvre de sens et de sçavoir,
Triste, failly, plus noir que meure,
Qui n’ay ne cens, rente, n’avoir ;
Des miens le moindre, je dy voir,
De me desadvouer s’avance,
Oublyans naturel devoir,
Par faulte d’ung peu de chevance.

Seul et sans le sou, il regrette de n’avoir pas assez étudié « au temps de [sa] jeunesse folle » et la « maison et couche molle » qu’il aurait pu avoir en menant une vie sage. De son ancienne bande de fêtards et de mauvais garçons, il est le dernier à partir :

 Où sont les gratieux gallans
Que je suyvoye au temps jadis,
Si bien chantans, si bien parlans,
Si plaisans en faictz et en dictz ?
Les aucuns sont mortz et roydiz ;
D’eulx n’est-il plus rien maintenant.
Respit ils ayent en paradis,
Et Dieu saulve le remenant !

Le mythe Villon (brigand, voleur, assassin) me fascine moins que sa disparition à partir de 1463. Même Rimbaud a laissé plus de traces que lui ; on savait alors se faire oublier. « Que devint, après janvier 1463, le poète banni de la vicomté de Paris, région qui s’étendait depuis Poissy au Nord-Ouest jusqu’aux environs de la Ferté-Alais au Sud-Est ? », se demande Marcel Schwob, qui le redécouvre à la fin du XIXe siècle. Villon prend alors la place qui lui revient dans notre littérature, celle du « plus grand poète du XVe siècle ».


Cet oubli aujourd’hui serait impensable. Je ne dis pas qu’il est tout à fait impossible de disparaître pour se réinventer ailleurs à la Monte-Cristo (il y a bien au Japon le phénomène des Évaporés). Mais cette liberté élémentaire de partir un jour en laissant sa vie derrière soi me semble compliquée ou restreinte par la bureaucratie et le maillage de plus en plus serré de notre surveillance (à laquelle hélas nous consentons trop souvent). Si Villon regrette sa vie passée, je regrette qu’on ne puisse plus l’oublier.

C’est peut-être le défaut le plus évident de nos avatars numériques, qui ne connaissent ni oubli ni expiration, et nous hanteront jusqu’à la destruction du dernier serveur sur Terre (ô délivrance, ô fin du monde). Non seulement nous ne sommes jamais présents à cause de nos téléphones, si pratiques que le fertile ennui n’avait aucune chance de leur survivre, mais le passé n’est jamais passé. Sa rémanence dans le présent est comme une douleur fantôme qui se rappelle à nous et nous retient. Nous sommes devenus les spectres de nos vies.