La mer analogue

Préserver des îlots d’indisponibilité dans l’océan numérique qui baigne toutes choses.

La mer analogue
Auguste Renoir, Marine (détail), 1879.

J’hésite à vous en parler, tant j’ai l’impression de trahir un secret d’initié et ce faisant d’encourir les représailles d’une sombre cabale. L’objet est si bien fait qu’au premier coup d’œil, on a envie de le prendre en main pour confirmer l’impression qu’il y tient parfaitement et veut y rester jusque tard dans la nuit. Oui et encore oui – et non, il ne s’agit pas du dernier iPhone. C’est bien mieux (et moins dispendieux). On ne le trouve (quasiment) pas sur internet, aussi ne peut-on pas le commander en ligne, il faut sortir dans le monde tangible pour partir à sa recherche et le rapporter chez soi tel un trophée. C’est à peine si l’éditeur a un site web, dont la concision le rapproche davantage d’une carte de visite, et pour cause, il se définit comme « un éditeur hors-ligne de livres imprimés ». Et bien imprimés, avec une vraie reliure, un vrai signet, une vraie couverture (dure, solide, rassurant la main qui l’effleure), si j’en juge d’après la revue de la maison, intitulée The Analog Sea Review, objet de mon délire actuel, dont le sous-titre, imprimé en petite capitales rouges sur la couverture cartonnée, annonce le programme : An Offline Journal.

Je n’ai appris son existence qu’en flânant à la Librairie du Monde Entier, à Strasbourg, où elle traînait sur un présentoir et où je me rendais pour tout autre chose (monde sensible, prodige de sérendipité). J’ai désormais en ma possession les numéros 3 et 4 de la revue. Ils sont à moi, vous ne les aurez pas.

Chaque numéro est composé d’entretiens (Wim Wenders !), d’inédits en vers ou en prose et d’extraits de classiques (Woolf ! Rilke ! Jung !), qui dialoguent entre eux dans une sorte de collage littéraire, et c’est là le génie de cette revue. Les textes sont regroupés par thèmes secrets, dont la découverte est laissée à la discrétion du lecteur. Seule une reproduction d’œuvre d’art annonce sans le nommer un nouveau thème.

Si vous voulez votre propre exemplaire (et bon sang ! comme soudain vous voulez le vôtre), il vous faudra écrire une lettre, et non un email, à Analog Sea, de préférence à la main, de votre belle écriture illisible, pour ajouter au charme de la lecture sur papier celui du déchiffrement d’une énigme cryptographique. Profitez-en pour demander de recevoir gratuitement The Analog Sea Bulletin et rester ainsi informé des publications de la maison.

Jonathan Simons, l’éditeur et fondateur de la revue et de la maison éponyme, explique les raisons de ce retrait en mer analogue (je n’ai trouvé de lui que deux interviews en ligne, l’une plus intéressante que l’autre) :

Quand on me demande pourquoi il est « si difficile » de découvrir Analog Sea et de se procurer nos livres, je réponds que c’est intentionnel. On peut dire que l’art meurt dans un environnement purement consumériste basé sur les gratifications instantanées, la maximisation des profits, une distribution précipitée et l’efficacité. Comment la poésie pourrait-elle prospérer dans un tel environnement ?

Bien que nous ayons fait des choix contraires dans notre usage du numérique, j’admire ce parti pris qui me rappelle celui de John Ruskin et William Morris, mais au lieu de s’opposer à la mécanisation et au déclin de l’artisanat, Jonathan Simons et ses co-éditeurs contestent, peut-être en vain, l’automatisation et l’optimisation algorithmiques de nos vies, avec le droit à la déconnexion comme revendication majeure. Si aux débuts d’internet, les moments de vie connectée étaient l’exception, c’est désormais et depuis longtemps l’inverse. Il est si facile d’échapper au monde, à son environnement immédiat, à l’instant présent, on peut si facilement plonger dans le flux numérique, qu’il s’agit maintenant de préserver des îlots d’indisponibilité dans l’océan numérique qui baigne toutes choses.

Le nom de la maison pourrait être un hommage subtile au Mont Analogue de René Daumal, quoique j’en doute. Mais après tout, pourquoi pas ? Une influence peut rester cachée même aux yeux de celui qui s’y abreuve. The Analog Sea Review partage avec le roman inachevé de Daumal la même quête de l’inaccessible :

Pour qu’une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue […], il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible.

Ce qui n’était au départ qu’une blague, « une fantaisie littéraire » du narrateur, est pris au sérieux par un illuminé, qui réussit à le persuader que le Mont Analogue existe bel et bien, et ses habitants également :

Cette idée d’une humanité invisible, intérieure à l’humanité visible, je ne pouvais me résigner à la regarder comme une simple allégorie.

Comme le Mont Analogue, The Analog Sea Review n’est pas facile à trouver, mais offre une voie d’accès à l’inaccessible, qui contrairement au Mont n’est pas ailleurs, mais intérieur. Chacun peut monter sa propre expédition, il s’agit de retrouver le silence de son intériorité, la possibilité même de se recueillir, que dérangent les notifications incessantes du flux numérique. La forme close et anachroniquement figée du livre s’érige contre le tumulte du flux et le détourne de nous le temps d’une lecture, le temps de l’imagination. Le livre redonne par ses bords une forme intelligible (et habitable) au monde.