Intermède algorithmique

Il existe désormais une nouvelle frontière, située derrière nous, qui sépare auteurs et algorithmes.

Intermède algorithmique
Hokusai, « Pêche à la baleine au large de Goto » (détail), Mille Images de l’océan, 1831–1833.

Tout ce que je tente sur internet, je le fais dans l’espoir d’amorcer et d’entretenir de meilleures conversations. Après avoir joué – pardon, discuté – une semaine avec ChatGPT, le nouvel artifice dit intelligent d’OpenAI, j’ai développé la même curiosité ennuyée que pour l’art génératif produit avec l’algorithme Midjourney, qui ressemble encore trop à du fan art peu inspiré pour tout à fait m’intéresser. (Fan art et fan fiction cessent d’en être quand l’influence se transforme en inspiration.) Les bonnes conversations sont ailleurs.

Les résultats sont certes impressionnants, de la part d’algorithmes qui peuvent, sans la moindre intelligence (mais avec beaucoup une quantité incommensurable de données et le bon modèle statistique), rivaliser avec un être humain moyen. Venkatesh Rao parle à juste titre de mediocre computing. La part la plus banale, sans style ni substance de l’écriture – devoirs scolaires, articles journalistiques ou universitaires, communiqués de presse… tout ce qui consiste à régurgiter plus ou moins bien de l’information sans engager sa personnalité, mais en respectant consigne et format de l’exercice – est en passe d’être sous-traitée à des IA. Et je parie que le « contenu » ainsi généré (j’ai horreur du terme, mais il convient ici assez bien) sera à son tour consommé par des IA, ouroboros parfait d’un monde gobé et pressé (dans tous les sens du terme) par le numérique.

Je manque sans doute de la patience nécessaire pour créer quoi que ce soit de valable par des voies aussi détournées. Il s’agit de deviner la bonne combinaison de mots capable de générer le résultat le plus intéressant – l’amorce prometteuse d’une conversation de presque sourds. Et je me rends compte que je ne suis pas doué pour amorcer les conversations, quelles qu’elles soient. Le plus simple est bien sûr de tester le plus d’hypothèses possible, puis de sélectionner à chaque itération le meilleur résultat en vue de raffiner sa requête et de choisir a posteriori la variation la plus intéressante.

Ça commence à devenir vraiment enthousiasmant quand on utilise l’algorithme pour recombiner des sources d’inspiration très différentes – bref, quand on lui demande de faire preuve d’un minimum d’imagination :

The Shining × Wes Anderson
Warhammer 40k × Fritz Lang (et al.)

Ici, Midjourney génère un effet poétique presque surréaliste par la rencontre fortuite d’imaginaires très différents. ChatGPT n’en est pas encore là. Il révèle son incompétence dès qu’on lui demande le moindre pastiche littéraire. Fitzgerald ou Baudelaire deviennent ainsi des caricatures pixélisées d’un sentimentalisme abject, pour ne pas dire d’une banalité affligeante (et je ne parle pas de la compréhension très approximative de la part de l’algorithme de la forme du sonnet français). Je pariais davantage sur le cut-up à la Burroughs, puisque, après tout, un algorithme est mieux placé qu’un être humain pour générer à la demande du hasard. Hélas, la juxtaposition aléatoire d’emprunts à des œuvres différentes ne prend pas plus que le pastiche. Je vais devoir me contenter pour l’instant de mes monologues intérieurs pour continuer à écrire.


Il existe désormais une nouvelle frontière, située derrière nous, qui sépare auteurs et algorithmes. Mouvante, elle se rapprochera toujours plus vite de nous et nous poussera toujours plus loin vers l’expérimentation de nouvelles formes d’imagination radicales et audacieuses. Pour célébrer cette réaffirmation de notre liberté créatrice, je vous soumets pour le week-end, en guise d’intermède entre deux cycles thématiques, une amorce de micro-fiction empruntée à Lautréamont :

Malheur au cachalot qui se battrait contre un pou.

À vous de me surprendre en vous montrant plus surréaliste et disert qu’un algorithme.